1.- Le siècle des Bonaparte. L’étude des régimes politiques du XIXe siècle constitue le socle des connaissances nécessaires à la compréhension de la France contemporaine et les deux empires en couvrent directement trente-cinq ans, rien que pour la présence aux affaires des deux Bonaparte. On pourrait allonger cette période : pour Napoléon Ier, de son rôle post-mortem, avec la légende, sa place dans toutes les formes d’art, dans la littérature et dans l’historiographie ; pour Napoléon III, par la survivance du bonapartisme et du « mythe du sauveur », cher à Jean Tulard. Bref, ne lésinons pas : étudier les deux Napoléon, c’est étudier finalement tout le XIXe siècle, qui est bien le « siècle des Bonaparte ». Cette réalité temporelle serait suffisante pour justifier l’acquisition et l’approfondissement des connaissances les concernant.
2.- De la réconciliation nationale à la mondialisation. Mais il y a d’autres éléments pour justifier l’étude des deux Empires. Comme l’histoire n’est pas seulement le passé, ne serait-ce que parce qu’elle est une des clés de la compréhension du présent, les deux règnes nous apprennent des ruptures et des élans dont l’écho se fait encore entendre de nos jours. Ils évoquent ainsi, pour le Premier Empire, des notions comme la réconciliation nationale et l’avènement de méritocratie, pour le Second, l’entrée dans la modernité et une forme de mondialisation. Autant de thèmes qui résonnent dans notre présent mais ne peuvent nous être utile que si nous en connaissons les fondements et les développements dans le passé.
3.- Les grands hommes et le bon moment. Disons aussi ce que cette étude n’est pas : une exaltation du premier Napoléon et une réhabilitation du second. Nous avons certes affaire à deux personnalités politiques exceptionnelles mais leurs parcours ne sauraient les mettre à l’abri d’une approche plus « globale » et critique, à condition bien sûr de ne pas succomber aux sirènes de l’anachronisme. Leur rôle personnel ne peut pas être gommé : c’est grâce à eux ou à cause d’eux, que les faits politiques, sociaux, économiques et diplomatiques de leur temps ont été ce qu’ils furent. Le reconnaître est sans doute prendre parti sur le rôle des individus, ici les « grands hommes », dans la marche de l’histoire.
Hippolyte Taine, qui n’appréciait que modérément Napoléon Ier, rabaissa sa carrière au niveau d’une « aventure ». La singularité de son parcours lui donnerait presque raison. Une pareille biographie a quelque chose de miraculeux et de vertigineux, presque d’inexplicable. Elle exprime bien sûr la virtu machiavélienne d’un homme et le triomphe d’une certaine forme de volonté. Mais Napoléon fut un self-made man d’un type particulier. Son « aventure » ne fut pas qu’individuelle. Elle répondit à la quête de son époque. C’est Georges Pompidou qui disait que pour être un grand homme, « il faut arriver au bon moment ». Le moment est donc aussi important que l’homme. Mais l’homme, ici le Grand Homme, joue aussi avec et sur le moment. C’est par cette combinaison que le premier Napoléon concerna et entraîna toute une nation et, à certains égards, tout un continent. Comment et pourquoi, voici des questions qui doivent nous intéresser au premier chef.
Les interrogations sont les mêmes pour son neveu. Malgré ses origines familiales et dynastiques, son avènement était loin d’être joué d’avance. Il lui fallut beaucoup de chance, une grande volonté et des prises de risques inouïes pour succéder à son oncle. A ce titre, il apparaît d’ailleurs au moins autant, sinon plus « aventurier » que lui.
Mais il fut, lui aussi, la réponse que son temps donna à ses questionnements et à ses besoins.
Être l’homme de son temps et y faire irruption au bon moment, en être l’effet et la cause, c’est ce que réussirent les deux Napoléon. L’histoire est sans doute construite par les peuples mais ceux-ci n’écriraient que des brouillons s’ils n’étaient guidés et emmenés par des leaders. Et avec les Napoléon, on pourrait dire avec trivialité que le XIXe siècle français et européen fut bien « servis ». Sans exagérer ou rendre leur rôle exclusif des autres facteurs, il semble que nos deux empires peuvent nous aider à comprendre le rôle de celui qu’on peut appeler le leader, le chef, voire le « grand homme ».
4.- Regarder derrière le rideau. Au-delà des personnalités et des actions des deux leaders, on peut aussi grâce à eux jeter un coup d’œil, et même plus, sur les entourages. Metternich disait qu’il valait mieux que le public ne puisse pas soulever le rideau pour voir les coulisses de la scène politique. L’histoire le permet et, mieux, nous y oblige. Sur ce point, les deux Empires sont particulièrement bien dotés au niveau des sources primaires et secondaires.
S’il exista en vrai dans notre histoire deux monarchies « administratives », celles-ci le furent comme jamais : nationales, départementales, communales ou privées, les rayonnages de cartons à dépouiller se mesurent en dizaine de kilomètres. On dispose aussi des mémoires des acteurs (pas loin de 1 800 en français pour le seul Premier Empire), de correspondances foisonnantes, d’une presse qui en disait souvent plus qu’elle n’en avait l’autorisation, sans parler d’une historiographie toujours en cours de production. De quoi ici analyser bien sûr la marche du gouvernement, les rouages de l’administration ou l’esprit public, mais aussi les rapports de force internes du pouvoir, les blocages, les conflits, les passages en force, les compromis et les renoncements.
Toutes choses égales par ailleurs, on en sait beaucoup sur l’envers du décor et, si l’on considère que l’homme est l’homme et que la politique reste la politique, les deux Empires permettent d’emmagasiner une expérience livresque des réalités des pouvoirs.
5.- De la « longue durée » sur une période courte. Si l’on quitte personnalités, l’étude des deux empires offre, si l’on ose dire, de la « longue durée » sur des durées courtes. Ils ne viennent pas de nulle part et n’ont pas débouché sur rien. Sans exagérer, leur histoire concerne finalement près de deux siècles : leur origine plonge au cœur du XVIIIe siècle et leur épilogue se joue en 1940, lorsque le prince Louis Napoléon renonça à toute prétention dynastique pour éviter la récupération de son mouvement et de ses symboles par l’occupant et le gouvernement de Vichy. On peut donc porter son intérêt sur tous les objets historiques possibles, de la formation de l’Etat contemporain à l’évolution du continent européen, en passant les évolutions intellectuelles, politiques, artistiques, sociales et économiques, sans oublier la colonisation et la mondialisation des échanges. On ne pourra développer dans cette communication tous les aspects qui viennent d’être énumérés. Retenons-en deux : les institutions et la diplomatie.
6.- L’exemple des postulats politiques. Comment pourrait-on ignorer l’importance des deux règnes napoléoniens sur le plan politique et institutionnel ?
C’est peut-être ici qu’il faut séparer l’œuvre de l’oncle et du neveu, avant de les réunir dans une sorte de continuité sur notre fameux siècle et demi. Au plan politique et institutionnel, ils se situent tous deux à un carrefour et c’est ce qui les rend intéressants dans notre histoire.
L’avènement du premier permit d’avancer sur la résolution d’un dilemme concernant la légitimité du pouvoir. Avec la Révolution, les postulats sur la légitimité avaient évolué vers une souveraineté bien plus nationale que populaire, avec, pour résoudre les contradictions, le choix du régime représentatif. Napoléon ne pouvait et ne voulait pas faire comme si ces avancées -qu’il avait d’ailleurs toujours défendues- n’existaient pas. Mais la doctrine représentative n’était pas encore admise sans oppositions. A gauche, on ne jurait que par la souveraineté populaire, tout en la sachant impossible. A droite, les idées monarchiques avaient encore de nombreux partisans. Napoléon dut composer et se diriger vers une solution hybride, qu’il crut réconciliatrice. Pour être l’homme de son temps, celui de la synthèse entre l’ancienne et la nouvelle tradition politique, il fit appel à toutes les formes disponibles de légitimité : matérielle (celle d’un homme providentiel), nationale (en se disant représentant de la nation) et, bientôt, monarchique (en revendiquant une dose de droit divin). La leçon en est, non pas que Napoléon se crut de droit divin et renonça aux principes révolutionnaires, contrairement à ce que l’on pourrait penser, mais qu’il opta pour un régime représentatif et, partant, en fit avancer l’acclimatation en France, quels que soient par ailleurs ses choix sur la symbolique ou même la titulature du chef du pouvoir exécutif.
Trente-cinq ans plus tard, le régime représentatif s’était imposé lorsque parut Louis-Napoléon. Les deux Chartes l’avaient conservé, sauf pour la nature profonde du chef de l’exécutif -un monarque héréditaire-, mais en retenant tout ce que le régime représentatif permet : le vote censitaire, l’élection à plusieurs degrés et l’exclusion des femmes du droit de suffrage. Avec la IIe République, le cens et l’élection à plusieurs degrés disparurent. Il faudra attendre encore près d’un siècle avant que le droit de vote soit accordé aux femmes. C’est la modernité de Louis-Napoléon que d’avoir compris avant les autres que le suffrage universel allait tout changer. Sa victoire écrasante tant aux législatives qu’à la présidentielle de 1848 n’est pas fortuite ou n’est pas due qu’à son nom : elle est le résultat de cette analyse précoce, avec la mise en œuvre des moyens électoraux pour triompher, à savoir une doctrine facile à comprendre, une organisation partisane, du matériel de propagande, une présence permanente sur le terrain. Cette fois, le basculement est complet : le système représentatif est définitivement admis, avec comme corollaire le suffrage universel, ce dont Napoléon III tiendra compte tout au long de son règne. On pourrait y ajouter une marche lente, parfois chaotique mais incontestable vers l’élargissement de la liberté politique. Et même, avec la réforme de 1869, l’orientation parlementaire d’un régime jusqu’alors seulement libéral. De Gaulle s’en inspirera en 1958.
En ce sens, l’étude des régimes républicains français est indissociable de la marche et des apports des deux Empires. Sans leur connaissance, on ne peut se perdre pour comprendre la suite. La chaîne se décline ainsi : Napoléon Ier adapte à son siècle la philosophie du XVIIIe, Napoléon III lègue au siècle suivant leur modernisation et leur adaptation aux temps nouveaux. Si l’on osait, on dirait que le dernier empereur est le chaînon qui unit Napoléon Ier et Charles de Gaulle. Y a-t-il meilleur exemple des continuités nationales… que l’on pourrait aussi aller chercher loin dans l’ancien régime, mais là n’est pas notre question d’aujourd’hui.
7.- L’exemple de la diplomatie. Regardons à présent l’intérêt de l’étude des deux Empires en matière diplomatique.
Le premier règne Bonaparte nous parle d’un rêve français de prépondérance européenne, voire mondiale. Il est dans la continuité de l’Ancien Régime, depuis François Ier au bas mot, en passant par Louis XIV. Encore de la longue durée sur un temps court. Superpuissance économique et maritime, convaincue de son rôle libérateur, la France napoléonienne se lance dans la réalisation du rêve.
C’est la dernière fois que notre pays en aura l’occasion. Finalement, Napoléon échoue et, comme dit la chanson, le rêve passe définitivement.
Une fois qu’on connaît bien l’origine de l’ambition napoléonienne, les moyens mis en œuvre et la chronologie de l’échec, on peut en tirer les leçons permanentes et savoir comment « tout empire périra », ainsi que l’écrivait Jean-Baptiste Duroselle. En quelques mots, le Premier Empire peut nous servir à réfléchir sur le succès et la chute des grandes puissances :
• Elles remportent toujours les luttes bilatérales.
• Elles ne doivent pas négliger les compensations qu’elles offrent en échange de leur domination
• Elles meurent aussi de leur économie et de leurs finances, lorsque celles-ci sont ponctionnées au-delà du supportable par les dépenses militaires.
Le Second Empire, quant à lui, gère l’héritage du retour de la France dans les rangs des puissances secondaires.
D’abord habile, sa diplomatie s’empêtre ensuite dans ses contradictions avec quelques leçons qui peuvent paraître sévères mais dont l’exemplarité résonne aux oreilles contemporaines :
• Napoléon III a cru que l’on pouvait fonder une politique étrangère sur des idées et, si j’ose dire, en chambre. Le principe des nationalités, par exemple, finit par lui revenir en pleine face : pourquoi en effet l’appliquer à l’Italie ou aux Balkans et le refuser à l’Allemagne ?
• La France a surestimé sa force militaire et n’a pas veillé à sa modernisation. Depuis 1860 et la fin de la campagne d’Italie, son armée ne s’était aguerri que dans des guerres coloniales. Elle n’était plus apte à faire face ce qu’on appellerait aujourd’hui les conflits de haute intensité.
• L’empereur a négligé d’entretenir ses alliances et, surtout, son alliance principale avec la superpuissance de son temps, l’Angleterre.
L’observation des diplomaties napoléoniennes offre ainsi un champ passionnant d’événements, mais aussi une illustration de ce que doit toujours être une bonne diplomatie : la défense des intérêts avant celle des idéologies.
8.- Conclusions provisoires. On pourrait multiplier les raisons de l’intérêt d’étudier les deux Empire, si loin et parfois si proches. Ils sont les racines à la fois de l’histoire de France et de l’Europe, ont fait entrer les sociétés dans leur architecture contemporaine et, quand bien même leurs effets s’estompent, gardent leur valeur exemplaire. On y ajoutera pour finir un aspect de l’étude de l’histoire parfois négligé : le plaisir de l’historien. C’est François Furet qui écrivait que cet aspect ne doit jamais être compté pour rien.
Longue durée sur une période courte, facilitée par la variété et la disponibilité des sources, histoires exemplaires à bien des titres, que nous n’avons ici qu’esquissés, l’histoire des Empires napoléoniens est non seulement passionnante et à une courte portée de compréhension, donc formatrice à notre science et utile au présent.
Thierry Lentz, directeur général de la Fondation Napoléon (21 novembre 2024)