Un orientaliste bien oublié : Michel Rigo

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L'Expédition d'Égypte a inspiré plus d'un peintre du temps du Consulat et de l'Empire. Deux chefs-d'oeuvre sont nés ainsi: les Pestiférés de Jaffa, de Gros; la Révolte du Caire, de Girodet. Et des toiles de valeur inégale, par Le jeune, Hennequin, Guérin, Mulard, Colson, Barthélémy et quelques autres, regroupées presque toutes au Musée National de Versailles.
Aucun de ces artistes n'était allé en Égypte. Ils ne connaissaient que par ouï-dire sa lumière éclatante, ses Pyramides, ses mosquées et ses foules enturbannées. S'inspirant de dessins exécutés par d'autres, copiant des costumes rapportés par les soldats rapatriés, dessinant dans les serres du Jardin des Plantes, ils s'efforçaient tant bien que mal, de donner quelque vraisemblance aux événements et aux sites exotiques qu'ils représentaient.
Il y avait pourtant, parmi les membres de l'Institut d'Égypte, un obscur collègue de Bonaparte, de Monge, de Berthollet, de Larrey et de Vivant Denon: un peintre italien nommé Michel Rigo, sur qui on ne sait à peu près rien, sinon qu'il vécut à Paris jusqu'à la fin de l'Empire et mourut en 1815 à Gênes, sa ville natale.
La plupart des tableaux qu'il a peints ont disparu et nous ne les connaissons que par les Livrets des Salons où, de 1804 à 1810, ils ont figuré.
En 1804, Rigo avait débuté par « une Prédication fanatique dans l'Orient ». La scène se passait en Égypte à l'époque où Bonaparte se trouvait en Syrie. On y voyait le prétendu « ange » El-Mohdy, parmi ses disciples les plus fervents.
Deux ans plus tard (car le Salon était biennal sous l'Empire), c'étaient deux toiles représentant chacune un acte de clémence de Napoléon. La première le montrait, entouré de ses officiers, recevant une députation du Divan du Caire, et prononçant ces paroles que traduisait l'interprète: « Dieu m'a ordonné d'être clément et miséricordieux pour le peuple… J'ai été clément et miséricordieux envers vous… J'ai été affligé de votre révolte, et je ne vous ai privés que pendant deux mois de votre Divan; mais aujourd'hui je vous le restitue: votre bonne conduite a effacé la tache de votre rébellion ».
Dans l'autre, la scène se passait le 14 messidor an 6. « L'armée d'Orient entrait dans Alexandrie… La femme d'un Arabe qu'on allait immoler… suivie de sa fille éplorée, jette entre les bras du général Bonaparte, son dernier enfant; Bonaparte sourit à l'innocence du fils et, d'un geste, il sauve la vie du père. Cet acte de clémence retint l'indignation des Français, il adoucit l'âme des Turcs et leurs armes leur tombèrent des mains ».
Malheureusement pour Rigo, l'Etat ne s'intéressa à aucune de ces oeuvres. Vivant Denon, le Directeur du Musée, régnait alors en maître sur les beaux-arts (l'architecture exceptée) et il n'en proposa pas l'achat. Étaient-elles médiocres, ou bien y avait-il entre ces deux hommes une de ces durables inimitiés si fréquentes dans le monde des arts? On l'ignore. Mais il est certain que, parmi les nombreuses qualités du Directeur, la grandeur d'âme et la générosité n'étaient pas celles qu'on avait le plus souvent l'occasion d'admirer.
En 1808, délaissant l'exotisme, Rigo expose une scène de politique européenne: « la Réunion de la Ligurie à l'Empire français ». On y voyait le doge de Gênes apportant au pied du Trône le voeu du Sénat; le cardinal-archevêque, celui du clergé; et deux secrétaires d'Etat, celui des communes. Mais l'administration impériale ne s'y intéressa pas plus qu'aux précédentes.

Pour son dernier Salon parisien, en 1810, Rigo avait choisi de représenter une scène de la Campagne de 1806: « S.M. l'Empereur au tombeau de Frédéric ». Vivant Denon n'en fit aucun éloge dans son rapport à l'Empereur en date du 11 novembre: « Ce sujet a été fait par spéculation pour servir de suite à ceux de l'Ecole militaire. Rigo est le peintre qui a fait la Campagne d'Égypte et qui était de l'Institut du Caire ». Bien entendu, il n'en recommande pas l'acquisition. Ajoutons toutefois que ce sujet avait déjà été traité par un autre peintre. Ponce-Camus. Son tableau, exposé au Salon de 1808, acheté par l'Etat sur la proposition de Denon, se trouve actuellement dans les salles napoléoniennes du Musée de Versailles. Ce n'est pas un chef-d'oeuvre.
Pourquoi Rigo n'a-t-il pas exposé au Salon de 1812? Était-il découragé? Se croyait-il persécuté par Denon? On ne sait. Mais voici qu'au début de 1813, son nom reparaît dans les archives de l'Intendant général.
Rigo avait imaginé de s'adresser directement au Grand Maréchal du Palais _ qu'il avait peut-être connu en Égypte _ pour lui proposer une série de six portraits de cheikhs cairiotes. Et Duroc avait accepté de les acheter pour les placer dans le pavillon du Butard, rendez-vous de chasse situé non loin du palais de Saint-Cloud. Il ne pouvait ignorer qu'il ne s'agissait que de la répétition de la série originale, de six portraits, ceux-mêmes que Napoléon avait fait mettre sur les murs de la Malmaison.
En dépit de la dureté des temps _ il faut remédier au désastre survenu en Russie _ Duroc s'adresse le 13 janvier au duc de Cadore, Intendant général, pour lui demander d'acheter ces six tableaux en les payant « sur les fonds qu'il a à sa disposition pour encouragement aux artistes ».
Docilement, Champagny s'adresse à Denon pour le prier de fixer le prix de cette acquisition. Comme la réponse du Directeur tarde beaucoup, Rigo s'impatiente et sollicite une audience de l'Intendant général; mais celui-ci le repousse assez froidement: « Son Excellence M. le Grand Maréchal du Palais m'ayant écrit à cet égard, il est inutile que vous preniez la peine de venir me voir ».

Une longue attente commence et Rigo a une autre idée: celle de montrer ses tableaux à l'Empereur avant qu'il ne parte pour l'armée. C'est ce qu'il propose, le 20 mars, au duc de Cadore.
Pour téméraire qu'elle puisse paraître, l'idée n'était pas mauvaise. Aucun ministre ne pouvait entendre ou lire le nom de Napoléon sans en être stimulé. Ayant répondu à Rigo qu'il s'occupe de cette affaire, Champagny relance Denon pour connaître son avis. Celui-ci écrit enfin, le 31 mars, qu'il a vu les portraits de Rigo destinés au Butard, dont il existe plusieurs séries identiques: « L'une se trouve actuellement au Palais de la Malmaison; l'artiste en a vendu à S.A.I. le prince Vice-Roi; à S.A. le prince de Neufchâtel et à M. le duc d'Istrie. Elles lui ont été payées 3 000, 2 400 et 2 000 francs ». Ces précisions aboutissent à une conclusion pleine de dédain. « Comme sous le rapport de l'art on ne peut mettre aucun prix à ces répétitions de portraits… je vous prie, Monseigneur, de fixer la somme à accorder au sieur Rigo ».
Pour Champagny, l'avis défavorable du Directeur ne compte pas en regard d'un désir du Grand Maréchal. Il ordonnance, le 26 avril, l'achat des six portraits, n'accordant toutefois que le prix minimum suggéré par Denon.
Le Directeur est bien forcé de s'incliner, mais il le fait en grinçant et sa réponse du 27 avril est pleine d'aigreur. Il juge que ces tableaux ne peuvent convenir que pour un rendez-vous de chasse. « Ces six portraits… n'ayant d'intérêt que pour les personnes qui ont connu ces cheikhs en Égypte et qui, étant dans le cas d'accompagner Sa Majesté à la chasse, les reverront avec plaisir, leur position dans un palais où il y aurait d'autres tableaux ne pourrait que leur être défavorable. Quoique je connaisse et estime M. Rigo, je ne puis vous dissimuler, Monseigneur, que ces six tableaux sont des objets de pure décoration et j'ai l'honneur de vous prévenir que je ne me suis déterminé à vous proposer la somme de 2 000 francs pour leur acquisition, que sur l'intérêt que M. le Grand Maréchal prend à cet artiste… ».

Napoléon n'a jamais dit ce qu'il en pensait. Il était d'ailleurs peu sensible aux arts plastiques. Mais en voyant, sur les murs de la Malmaison (où ils se trouvent encore) ces figures barbues et enturbannées, il devait prendre plaisir à penser aux mois exaltants de son séjour africain, à ses rencontres avec les membres du Divan, aux repas qu'il prenait souvent avec eux. Les entretiens y étaient plaisants, la chère bonne et il en avait gardé un goût très vif pour le pilaw et les dattes, ses mets favoris. Quelques cheikhs avaient laissé dans son esprit un souvenir durable: El-Bekry, qui avait accepté de lui céder deux jeunes mamelucks, Ibrahim et Roustan et qui, loin d'être impressionné par les expériences de chimie et de physique de Berthollet – transformation de liqueurs, commotions électriques – demanda au savant s'il pouvait le rendre présent en même temps en Égypte et au Maroc, haussa les épaules devant sa dénégation et déclara: « Eh bien! Il n'est donc pas tout à fait sorcier; El-Sadate, condamné imprudemment à la bastonnade par Kléber et qui fut vengé par l'assassinat de ce général; Abdallah-el-Charkawi présidait avec dignité le Divan; El-Mahdi, enfin, qui avait répondu, moitié sérieux, moitié riant, à une question de Bonaparte: « Ce que vous m'avez appris de plus utile, c'est de boire en mangeant ».
Napoléon s'était souvenu de cette dernière anecdote et l'avait dictée, à Saint-Hélène aux généraux qui recueillaient ses souvenirs. Il avait aussi évoqué l'auteur des portraits des cheikhs: « Les dessinateurs Dutertre et Rigo dessinaient tout ce qui pouvait donner une idée des costumes et des monuments de l'antiquité. Ils firent les portraits de tous les hommes du pays qui s'étaient dévoués au général en chef; cette distinction les flattait beaucoup ». Ajoutons que ces zélés Musulmans n'avaient pas vu sans inquiétude leurs traits apparaître sous le crayon de Rigo. Ce fut bien pis quand celui-ci se mit à peindre. L'illusion créée par les couleurs les épouvanta; elle leur parut être un effet du diable.
Il est bien improbable que Napoléon ait vu la dernière série de ces portraits, celle du Butard. A moins qu'il ne se soit arrêté dans ce pavillon au cours d'une chasse qui le mena, le 16 novembre 1813, de Saint-Cloud à Satory. Rien ne permet toutefois de l'affirmer.

Ce qu'il faut regretter, c'est la disparition – probablement définitive – des autres tableaux exotiques de Rigo. Peut-être aurait-on découvert en lui un précurseur du romantisme, en raison de son souci incontestable de la couleur locale. N'avait-il pas fait inscrire, dans la notice descriptive de son tableau du Salon de 1804: « La scène a lieu à la porte d'une mosquée où l'on voit des habitants des diverses contrées de l'Afrique, leurs costumes, les traits qui les caractérisent, leurs races et les armes dont ils se servent encore? » Aucun autre peintre de son temps, en exécutant des scènes de ce genre, n'aurait pu donner des détails ethnographiques d'une telle précision, et d'une telle authenticité.
Les portraits, placés au Butard, y restèrent jusqu'en 1836, quand le roi Louis-Philippe décida de les envoyer au Musée de Versailles. Ils y sont actuellement exposés dans la grande salle égyptienne de l'attique Chimay, où leurs belles couleurs et leur charme oriental un peu naïf ne manquent pas de séduire les visiteurs.

Titre de revue :
Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
291
Numéro de page :
18-20
Mois de publication :
janvier
Année de publication :
1977
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