Introduction
À l'été 1795, Napoléon est dans une sorte d'impasse.Seul à Paris, il refuse l'affectation qui lui est proposée et tente par tous les moyens de s'y soustraire. La politique étrangère de la France lui permet de trouver une voie de sortie. À cette date, le sultan Sélim III (1) demande le renforcement de la mission militaire française.Bonaparte saisit l'occasion et postule pour être envoyé à Constantinople. Ce projet de départ est, de tous ceux échafaudés par Napoléon, et que nous évoquerons, celui qu'il a poussé le plus loin. Bonaparte apparaît alors comme un homme qui explore toutes les voies dans le but de se forger une destinée.
Ce projet que Napoléon va réfuter dans le Mémorial, est pourtant connu sitôt la fin de l'Empire grâce notamment à la publication de J.-B. Salgues (2) en 1814, où l'anecdote est relatée avec force détails. C'est surtout au début des années 1820 que l'affaire va être reprise et commentée ; les historiens de la jeunesse de Napoléon : Coston (3) , Iung (4) puis Masson (5), vont par la suite, se pencher sur la question et l'explorer en profondeur. Il est à noter que les mémorialistes en font largement état notamment Fain (6), Bourrienne (7), Marmont (8) et surtout Doulcet de Pontécoulant (9).
Des envies d’ailleurs
Les envies « d'ailleurs » ne manquent pas chez les Bonaparte ; Napoléon, Lucien et Joseph ont tour à tour formulé des projets de départ et de destinée étrangère. C'est Napoléon qui regarde le premier vers un destin maritime et ce depuis la Champagne. En 1782, le jeune élève officier de Brienne envisage de servir dans la marine. Il n'y avait pas alors de rêve de fortune ou de gloire mais seulement un côté pratique. Basé à Toulon, il aurait été proche de la Corse et ainsi pu rendre des visites impromptues à sa famille. À n'en pas douter, l'appel des voyages et des découvertes, né des exploits des grands marins du XVIIIe, devait être fort chez un Napoléon déraciné au milieu de la campagne champenoise. La volonté de placer Lucien à Brienne, les réticences de Letizia changent finalement la destination du jeune Bonaparte qui se dirige vers l'artillerie et l'École militaire de Paris.
Dix ans plus tard, c'est au moment où les relations entre les Bonaparte et Paoli se brouillent, que naissent de nouveaux projets.
En 1806, Joseph rapporte dans ses mémoires une anecdote remontant à février 1793 qui avait alors marqué les esprits familiaux. Lors d'une conversation à la fin d'un repas, Napoléon avait alors évoqué sa volonté de partir en Inde servir comme officier d'artillerie, soit dans l'armée anglaise, soit contre ces derniers. Il faisait le rêve de revenir en riche nabab porteur de grosses dots pour ses trois soeurs. S'il paraît fantasque, ce projet aurait suffisamment été évoqué pour « affoler » Letizia, qui n'avait nulle envie de voir un de ses fils partir pour les Indes (10) .
Trois mois plus tard, en avril, c'est Lucien qui parle cette fois de partir. Après avoir connu Sémonville (11) en Corse, et lui avoir servi de traducteur, Lucien suit le diplomate à Toulon. Là, il envoie une demande à la Convention pour se faire nommer auprès du futur ambassadeur à Constantinople en qualité de traducteur. Cette demande est classée sans suite et Lucien reste en France.
Pour Napoléon, peut-être est-ce simplement une idée en l'air, mais il faut constater que ces deux projets interviennent à un tournant dans l'histoire de la famille Bonaparte. En février Napoléon pressent la dégradation des relations avec Paoli, et envisager un autre avenir que la Corse doit commencer à germer dans son esprit. Lorsque Lucien fait sa demande, la crise entre les Bonaparte et Paoli a déjà éclaté, et trouver une voie de sortie s'avère pour lui nécessaire (12). Juin 1793 marque ainsi la fin des illusions corses pour le clan Bonaparte, et un nouveau départ pour Napoléon.
Si les projets évoqués jusque-là sont des rêves d'adolescents, des idées plus ou moins fantasques ou s'ils sont mal préparés, tel n'est pas le cas du projet turc de Napoléon, qui est directement lié à celui de Joseph élaboré peu de temps avant. Afin de comprendre ce qui pousse Napoléon à vouloir partir de France en août 1795, il nous faut revenir sur les faits des mois précédents.
Un lent processus
Après Thermidor et la chute de ses appuis jacobins, Bonaparte participe un temps à une opération en vue de reconquérir la Corse. Faute de moyens, et suite à l'échec du contre-amiral Martin, l'opération est abandonnée. Versé dans son grade à l'armée de l'Ouest, Bonaparte quitte Marseille le 2 mai 1795, laissant derrière lui Désirée Clary et les premiers projets de mariage.
Son intention n'est certes pas de se rendre en Vendée mais à Paris, où il espère faire changer son affectation grâce à ses amis politiques. En chemin, il apprend les bouleversements du 1er prairial, qui le prive un peu plus de ses appuis. Arrivé dans la capitale le 28 mai, il demande immédiatement à voir l'homme en charge de son dossier : Aubry (13). Ce dernier, sourd à tout argument, refuse de le changer d'affectation. En retour, Napoléon reçoit un avis de versement à la tête d'une brigade d'infanterie, ce qu'il ne peut accepter.
La logique voudrait qu'après le rejet de ses sollicitations, il aille prendre son nouveau poste (14). C'est sans compter l'entêtement de Napoléon.
Peu après son arrivé dans la capitale, il a obtenu un certificat médical de complaisance qui lui permet de se maintenir à Paris. Il va renouveler la démarche et ainsi rester légalement dans la ville jusqu'au 4 août. Mais Bonaparte en bon pragmatique, donne le change en envoyant une partie de ses bagages en Vendée (15).
Cette période d'attente n'est pas pour Bonaparte une véritable période d'inactivité, en a-t-il connu ailleurs qu'à Sainte-Hélène ?
Si une partie de ses journées se passe en compagnie de Junot, Marmont et Bourrienne à flâner au Palais Royal ou aux spectacles (16), il se démène, le reste du temps, pour faire entendre ses doléances et obtenir des subsides.
Sous l'influence de Bourrienne, et probablement de Joseph alors à Gênes, il va se laisser tenter par le commerce et les opérations financières (17). Certes l'argent ne coule probablement pas à flot mais ce n'est pas la disette complète comme l'ont longtemps affirmé mémorialistes et historiens (18). d'appuis que Thermidor et Prairial lui ont fait perdre. En premier lieu, il fréquente les salons, ceux de madame Permon et de Barras, avec qui il a renoué à son arrivée à Paris. Il y rencontre de nombreux conventionnels, parmi lesquels Fréron, mais également des hommes comme Turreau ou Chiappe.
Parallèlement aux salons, Bonaparte arpente les couloirs du Comité de Salut public et de la Convention où il raconte à qui veut l'entendre « l'injustice » dont il est la victime (19).
Toutes ces démarches lui permettront de dire à Joseph en septembre, ce qui doit déjà être vrai en juillet, à moins grande échelle : « J'ai pour amis tous les gens de bien de quelques partis et opinions que ce soient » (20).
Ces différentes entrevues lui permettent de se faire connaître, mais également de glaner les informations qui peuvent lui être utiles. Dès le 18 juillet, il dit à Joseph non sans une certaine anxiété : « Le 15 [thermidor], l'on va renouveler une partie du Comité de Salut public. J'espère qu'ils seront bons. ». Bonaparte joue une sorte de va-tout, soit les personnes nommées lui sont favorables, soit il devra partir en Vendée.
Entre au Comité de Salut public Doulcet de Pontécoulant. Ce dernier plus favorable à Napoléon l'affecte, entre le 17 et le 20 août, au Cabinet topographique chargé de la réalisation des plans des opérations militaires (21). Auparavant, Napoléon a connu un passage à vide de 15 jours, après des démarches infructueuses auprès du Comité et surtout une injonction de partir pour la Vendée sous peine de destitution (22).
C'est durant cette période de morosité que naît dans l'esprit de Bonaparte le projet de partir en Turquie.
Pourquoi les Échelles ?
Depuis le mois de mai, Napoléon entend parler de la Turquie, notamment par Joseph alors retiré à Gênes. Marié à Julie Clary depuis le 1er août 1794, l'aîné des Bonaparte est partie prenante dans la maison Clary. En tant que membre de la chambre de commerce de Marseille, les Clary ont participé au développement des relations commerciales avec les Échelles et ont des intérêts à Constantinople. Joseph comme nouveau co-gérant a certainement parlé à Napoléon de l'éventualité d'un départ pour le Levant en vue de gérer au mieux ses nouveaux intérêts.
Napoléon lui avait alors répondu de manière très pragmatique : « L'on ne trouve point la France dans les pays étrangers. Courir les Échelles tient un peu de l'aventure ou de l'homme qui cherche la fortune » (23). En mai, Napoléon a encore espoir dans son avenir français, partir n'est pas à l'ordre du jour.
De la Turquie, il en est fait également état dans la presse et notamment dans le Moniteur. Les rédacteurs du journal font paraître, à partir du 16 août, des lettres de Sélim III appelant à la coopération franco-turque. Depuis 1793 et la fin de la guerre contre les Russes, le sultan, très francophile, demande par le biais des ambassadeurs, des listes d'experts militaires pour mener à bien les réformes de l'armée, engagées depuis le milieu du XVIIIe siècle. La France a déjà largement contribué à ce vaste chantier, par l'envoi de missions sous l'égide du baron Tott (24) ou du général Dumouriez, qui ont notamment contribué au développement de l'artillerie, de la marine et du génie.
Ces demandes se font plus précises, depuis octobre 1794 et le troisième partage de la Pologne, qui fait craindre à la Porte une reprise de la guerre. La nomination de Raymond Verninac, en mai 1795, comme ambassadeur à Constantinople, entraîne une recrudescence des échanges diplomatiques et ce dernier oeuvre très vite pour la signature d'une alliance défensive avec la Porte(25) (26).
Bonaparte fréquentant assidûment les débats à la Convention et les couloirs du Comité de Salut public, aura entendu des discours, des conversations, des rumeurs… Ne parle-t-il pas d'une « proposition » lorsqu'il évoque le projet le 20 août à Joseph ? Cette lettre est d'ailleurs éclairante à plus d'un point sur les intentions de Napoléon: « […] si les conditions dont je m'occupe demain sont aussi favorables que je le veux et que l'on me le fait espérer, je n'hésite pas je vais en Turquie voir du pays, sortir des travers des révolutions être utile à la Patrie, gagner de l'argent et acquérir une réputation est une proposition trop belle pour la laisser échapper » (27) Essaye-t-il de se convaincre ou de gagner son frère à son point de vue ? Dans tous les cas, l'ambition est claire, s'enrichir, évoluer tout en restant au sein de l'armée française. Ce qui pousse avant tout Napoléon à partir, c'est la volonté de trouver une destinée. Bonaparte est un homme d'action, il cherche à s'en sortir par tous les moyens, nous l'avons vu, même un changement radical de voie comme le commerce ne le rebute pas. Partir en Turquie serait un moyen pour lui de rester dans l'artillerie, éviter la Vendée et l'infanterie, mais avant tout, sortir de l'impasse professionnelle et financière où il se trouve.
Si la nécessité a poussé Bonaparte à explorer cette voie, il ne faut pas négliger l'aspect « philosophique » des choses. On connaît le rêve oriental de Napoléon né de ses lectures. Les notes laissées par Bonaparte sont éclairantes à plus d'un titre. L'Histoire des Arabes, de l'abbé de Marigny, l'Histoire Ancienne de Rollin dans laquelle il a longuement étudié les gouvernements de l'Orient antique, lui ont permis d'écrire un petit conte fantastique en avril 1789 : Le masque du prophète. Mais quand ses amis politiques lui ont parlé d'une mission de conseiller militaire et technique à destination de Constantinople, Napoléon se sera souvenu de son illustre prédécesseur dont il a lu et annoté les mémoires : le baron Tott.
Ce qui a certainement joué le rôle de catalyseur dans l'élaboration de ce projet, ce sont les relations avec Joseph et l'éventuel mariage avec Désiré Clary. En août, les deux frères sont séparés depuis quatre mois, et le cadet aspire à revoir son aîné dont il sollicite l'avis à chacun de ses courriers.
Napoléon n'imaginait pas partir seul, il espérait faire nommer Joseph à un consulat en Orient. Ainsi partant pour Constantinople, il devait retrouver Joseph, sa femme et Désirée Clary à Gênes puis tous ensemble se rendre à Livourne pour embarquer en direction de Constantinople.
Là, ils y auraient retrouvé Anthoine (28) et le reste de la communautaire, notamment entre les deux couples, puisque « l'affaire avec Eugénie » (29) aurait été conclue.
Napoléon, sans connaître l'état d'esprit de la famille Clary, et notamment de Nicolas Clary qui trouve qu'il y a « déjà assez d'un Bonaparte dans la famille », donne des gages à la famille de sa promise. Il imagine la mission, peut-être à la suggestion de Joseph, en y incluant Blait de Villeneuve (30), un des beaux-frères de Joseph, qu'il pense faire nommer « ingénieur avec un traitement raisonnable » (31). Si ce geste peut être interprété positivement par la famille Clary, pour Blait de Villeneuve, c'est l'occasion de se racheter une conduite. En effet, en 1793, alors que Napoléon pointait les canons contre Toulon, Blait de Villeneuve était au côté des assiégés. Blait de Villeneuve intégré à la mission, tout le clan Clary aurait été réuni en Turquie enrichi d'un embryon de clan Bonaparte.
Une candidature
Le poste occupé par Napoléon au cabinet de topographie, ne lui laisse que peu de temps libre (32), malgré cela il voit à plusieurs reprises Reinhard, archiviste des Relations extérieures auprès du Comité de Salut public, qui lui communique des papiers sur la Turquie (33). Ces recherches permettent à Napoléon de rédiger un mémoire sur Le perfectionnement de l'artillerie Turque (34), puis une note très détaillée sur Les moyens d'augmenter la puissance de la Turquie, contre l'envahissement des monarchies européennes (35). Cette note est avant tout un acte de candidature. Napoléon y fait état de ses connaissances sur la situation militaire de la Turquie, mais également sur la politique étrangère de la France, il évoque la présence de la mission militaire composée entre autres de d'Obert et Cuny (36), que Bourrienne fait par erreur les destinataires de cette note. Ils ne sont pas seuls en Turquie et sont accompagnés d'au moins sept autres officiers (4 du génie, 2 d'infanterie, 1 de cavalerie), tous en dessous du grade de général, ce qui ferait de Bonaparte le chef de la mission militaire auprès de la Porte.
Bourrienne, qui se trompe sur les destinataires de la note, peut en revanche être suivi lorsqu'il déclare qu'après avoir rédigé lui-même la note, Bonaparte lui demanda de la recopier. Bonaparte a d'ailleurs émis le souhait que Bourrienne l'accompagne à Constantinople, invitation que ce dernier dit avoir repoussée. Qu'il ait participé à l'élaboration de la candidature de Napoléon n'aurait alors rien de choquant. Cette note marquerait donc la première collaboration scripturale entre les deux hommes et expliquerait la nomination du secrétaire l'année suivante(37).
Peu de jours après, Napoléon rédige, avec l'aide de Junot cette fois-ci, les arrêtés et les passeports lui permettant de partir en Turquie (38). Sur le brouillon de l'arrêté, Napoléon note lui-même les hommes qu'il souhaite emmener avec lui en Turquie et leur affectation : « Songis (39) et Rolland (40) : ils ne servent pas dans ce moment-ci.Marmont (41) : c'est un jeune homme qui était mon adjoint. Aguettant (42) : il [n'a pas de service dans ce moment-ci] (43) sera dans ce moment-ci à Valence, il n'est dans l'artillerie que depuis peu de temps. Blait de Villeneufve : il n'a point de service. Bourgeois : il est dans ce moment-ci lieutenant d'une compagnie de canonniers volontaires ».
Dans la version définitive de l'arrêté, Bonaparte ajoute à cette liste plusieurs noms : Junot et Livrat (44) en qualité d'aide de camp capitaine, La Chasse (45) lieutenant d'artillerie, Scheined sergent d'une compagnie d'ouvriers d'artillerie à Antibes et Moissonnet sergent de la compagnie Mathieu du 1er régiment d'artillerie (46).
Un absent dans cette liste: Muiron, est-il compris dans le projet comme Marmont le mentionne dans ses mémoires? On peut le penser, mais un fait est, il n'est pas compris parmi les aides de camp de Bonaparte.
Force est de constater que la plupart des hommes listés par Bonaparte sont sans emploi, mais surtout, il les connaît presque tous de longue date, Toulon ayant joué pour plusieurs d'entre eux le point de départ d'une franche collaboration. Certes Bonaparte cherche à s'entourer de gens dont il connaît déjà les talents, mais également avec lesquels il s'entend bien. Cette pratique d'aide aux personnes de son entourage va demeurer durant tout l'Empire, et de cette équipe, il faut noter qu'au moins quatre personnes vont avoir de brillantes carrières (47) .
Des résultats
Ces démarches se soldent dans un premier temps par un demi-échec. Doulcet de Pontécoulant le premier, puis Debry (48) son successeur, rendent un avis négatif. Ils ne jugent pas que le dossier soit mauvais bien au contraire. Doulcet recommande Bonaparte à ses collègues « comme étant un citoyen qui peut être utilement employé pour la République, soit dans l'artillerie, soit dans toute autre arme, soit même dans la partie des Relations extérieures » donc une sorte d'homme à tout faire. Debry, quinze jours plus tard est encore plus catégorique et juge que « le Comité de Salut public doit se refuser à éloigner, dans ce moment surtout, un officier aussi distingué […] sauf ensuite, après en avoir conféré avec lui, à délibérer sur sa proposition, s'il y persiste ».
Le projet en serait certainement resté là si Doulcet n'était pas sorti du Comité de salut public, le lendemain de sa prise de position. Le jeu de chaise musicale du Comité de Salut public est suffisamment déroutant pour que parallèlement aux avis positifs rendus successivement par Doulcet et Débry, Merlin de Douai réexamine la requête de Bonaparte de se faire réintégrer dans l'artillerie et la rejette. Se faisant, il rend un avis plutôt sévère sur la conduite de Napoléon.
Les deux voies mènent au paradoxe et le 15 septembre, le Comité est interpellé sur deux dossiers concernant le général Bonaparte. D'un côté la Commission des Relations extérieures examine un rapport sur la mission turque de Napoléon et de son équipe. De l'autre, la Commission de la guerre statue sur la destitution du général. Si le premier dossier est renvoyé pour réexamen, le second est entériné par Cambacérès, Berlier, Merlin de Douai et Boissyd'Anglas, deux jours plus tard Napoléon en reçoit une ampliation (49).
Napoléon, dès le 5 septembre est au courant de l'avis rendu par Doulcet de Pontécoulant, et en fait état auprès de son frère (50). En revanche, nulle trace dans sa correspondance de sa destitution. La lui a-t-on réellement signifiée? Avant cette date, les lettres à Joseph sont espacées de deux voire trois jours, là, cinq jours s'écoulent avant la prochaine missive sans qu'il soit fait mention de cet ordre.
En revanche, les mentions au projet redoublent et le 27, deux jours avant le réexamen de son dossier par la Comité, Napoléon dit à Joseph : « Il est question plus que jamais de mon voyage en Orient. Il est même décidé ». Si le Comité pense que l'envoi de Bonaparte pour servir dans les troupes turques « ne pose nulle difficulté » (51), en revanche, Daunou et Cambacérès réclament à la section artillerie de la Commission de l'organisation et du mouvement des armées de Terre, des éclairages sur les officiers que le général Bonaparte veut emmener avec lui. Cette Commission ne rend son avis positif que le 13 octobre pour les hommes qui relèvent de sa compétence. Nous sommes alors le 22 vendémiaire, entre-temps la politique a pris le pas sur l'administratif et Bonaparte a désormais d'autres préoccupations.
Il aura fallu un mois et demi pour que, d'examens du Comité en commissions, le projet se voit avalisé. Mais au-delà des lenteurs administratives inhérentes à la préparation d'un tel projet, deux causes majeures ont ralenti les prises de position du gouvernement. Le premier est le « nerf de la guerre »: l'argent manque au Comité et c'est de l'avis même de Doulcet de Pontécoulant et de Marmont ce qui a freiné puis fait échouer le projet. Le second est politique, l'élaboration puis le vote de la Constitution de l'an III, entraîne « quelque bouillonnement et des germes très incendiaires » (52). Cette agitation politique, qui trouve son dénouement le 13 vendémiaire, a dû occuper les esprits des membres du Comité, qui certains jours devaient prioriser la politique intérieure aux relations diplomatiques avec la Porte.
Pour Bonaparte c'est la fin des errements et, pour un temps, des rêves orientaux. L'avenir est dégagé et la providence va désormais lui sourire. Sa nomination, le 14 vendémiaire, à la tête de l'armée de l'Intérieur, lui ouvre la voie qu'il appelait tant de ses voeux.
Néanmoins, le projet turc est riche d'enseignements, on y voit un Bonaparte douter, se chercher, demander avis… en d'autres termes, on y voit l'homme Napoléon, qui bientôt disparaît sous le politique et le chef d'État.
Pour les relations franco-turques, il faut attendre un an pour que la mission arrive à son terme. À la fin de l'année 1796 débarque à Constantinople le nouvel ambassadeur, Aubert-Dubayet, accompagné d'une mission militaire composée de soixante-dix artistes et officiers. Ces hommes, ainsi que ceux déjà présents, vont participer à la modernisation de l'armée et du matériel militaire turcs. Bonaparte se sera d'ailleurs probablement souvenu de son projet devant Saint-Jean-d'Acre en 1799, lorsqu'il fut précisément confronté aux artilleurs ottomans formés à l'école française.