Une chronique d’Anthony Guyon : naissance du corps des tirailleurs sénégalais

Auteur(s) : GUYON Anthony
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Si les tirailleurs sénégalais sont célèbres pour leur implication dans les deux conflits mondiaux, on connaît moins l’origine de leur création sous le Second Empire. C’est en effet à Plombières que Napoléon III crée par décret le premier bataillon de tirailleurs sénégalais, le 21 juillet 1857. Venu dans la cité thermale vosgienne pour poser la première pierre des fameux thermes Napoléon, l’Empereur avait pris l’habitude d’y poursuivre son travail tout en suivant des cures pour ses rhumatismes. Alors que le pays sort de la guerre de Crimée et que s’affirme progressivement le modèle prussien en Europe, l’Empereur officialise le recours à des supplétifs locaux sur le long terme en Afrique et inaugure ainsi l’histoire des tirailleurs sénégalais, appelée à s’écrire jusqu’en 1958-1962.

Une chronique d’Anthony Guyon : naissance du corps des tirailleurs sénégalais
Anthony Guyon © D R

Toutefois, plus que Napoléon III, c’est le nom de Louis Faidherbe qui vient à l’esprit pour saisir l’origine du corps des tirailleurs sénégalais. En effet, au moment où Napoléon III signe le décret impérial, 500 hommes originaires d’Afrique de l’Ouest y servent déjà les autorités françaises. Un tiers d’entre eux sont d’anciens esclaves puisque dans la continuité du décret signé le 27 avril 1848, et abolissant l’esclavage, l’armée rachète la liberté de ces hommes, en échange d’un service de plusieurs années. C’est ici tout le paradoxe du gouverneur Louis Faidherbe. Homme de son époque, il est en effet un abolitionniste convaincu, qui dédicace l’un de ses livres à Victor Schoelcher, mais il a également servi aux côtés de Bugeaud en Algérie et s’inspire de ses méthodes brutales, l’appropriation et la destruction en premier lieu, pour opérer en Afrique de l’Ouest et imposer l’occupation française. Qu’espère alors Faidherbe de ces hommes qui pour le moment servent de traducteurs ou d’hommes à tout faire dans les comptoirs, au premier rang desquels Saint-Louis ? Il répond ici à deux exigences : d’abord une injonction des commerçants de Saint-Louis qui veulent voir le port passer du statut de comptoir à celui de colonie. Pour cela, il importe de sécuriser la région où se développent les razzias contre les cultures d’arachide, l’une des nouvelles ressources sur laquelle misent les Européens depuis la fin de la traite. Pour Faidherbe, il s’agit de s’appuyer sur des hommes ayant une bonne connaissance du territoire pour participer à la défense des intérêts français mais aussi et surtout pour avancer dans les territoires ouest-africains. Pour cela, il défend l’idée que les tirailleurs sénégalais doivent être séparés des soldats européens puisqu’au sein des campements, sans forcément reproduire le modèle esclavagiste, les tirailleurs ont tendance à exercer les diverses tâches, au détriment de leur formation au métier des armes.

La défense de Saint-Louis demeure alors bien sommaire sans le renfort des troupes métropolitaines et certaines mesures relèvent du bricolage telle l’obligation pour chaque homme du comptoir d’entretenir un fusil en bon état. De prime abord, les premiers tirailleurs viennent du Sénégal mais aussi du Cayor, du Oualo et du Fouta. Ce recrutement au-delà du Sénégal s’accentue rapidement, au point que le qualificatif de Sénégalais devienne un terme générique qui désigne l’ensemble des soldats africains des futures Afrique Occidentale et Équatoriale françaises. Leur tenue est alors une culotte turque en coton, une chemise blanche recouverte d’un gilet bleu, une ceinture en étoffe rouge, puis leur coiffe, la fameuse chéchia, appelée à devenir leur symbole le plus emblématique, avec le coupe-coupe. Autre différence avec les Européens, et pas des moindres : la solde. Celle-ci est fixée directement par le gouverneur du Sénégal et n’a donc pas à être alignée sur les traitements normaux de la Marine. Faidherbe y voit aussi un moyen de convaincre les autorités métropolitaines par l’argument économique. Sur les 500 tirailleurs sénégalais de 1857, un tiers est composé d’anciens esclaves, alors que l’autre partie est composée d’hommes issus des classes les plus modestes. Les fils de chefs, indispensables pour assurer le rôle d’intermédiaires, demeurent bien rares. Le bataillon de tirailleurs participe ainsi à la campagne contre El Hadj Omar, fondateur de l’empire toucouleur et dont les effectifs varient entre 10 000 et 25 000 hommes. Ces premiers combats ne permettent pas aux tirailleurs de convaincre pour deux raisons : ils ne sont pas habitués à mener une guerre d’occupation et leur formation reste pour le moins médiocre.

Au fil des décennies, ils s’affirment avec les campagnes d’occupation de Joseph Gallieni et Gustave Borgnis-Desbodes. Fachoda, la campagne de Madagascar, puis la capture du chef de l’Empire wassoulou Samory Touré. Ces temps forts amènent des officiers, au premier rang desquels Charles Mangin, à employer ces hommes sur de nouveaux fronts, notamment au Maroc à partir de 1908. S’ouvre alors une nouvelle page de leur histoire qui conduit ces hommes à servir sur l’ensemble des fronts au sein de l’armée française à Verdun en 1916, Bir Hakeim en 1942 ou encore lors de la guerre d’indépendance indochinoise dès 1946.

La politique étrangère de Napoléon III reposait sur trois piliers : la fin de l’organisation issue du congrès de Vienne, l’affirmation du principe des nationalités et la poursuite de l’expansion de l’Empire d’Outre-mer. On l’aura compris, son lien aux tirailleurs sénégalais ne s’étend pas plus loin que la signature du décret. Ces derniers dès lors un moyen, certes à l’état embryonnaire sous le Second Empire, d’assurer l’expansion en Afrique subsaharienne tout en gardant les meilleures troupes en Europe.

Anthony Guyon (mars 2024)

Agrégé et docteur en histoire militaire, Anthony Guyon est l’auteur de Les Tirailleurs sénégalais. De l’indigène au soldat (de 1857 à nos jours) paru chez Perrin en 2022

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