Mais cette vision, qui est celle de la raison, est tempérée chez lui par la sourde admiration que lui inspire le génie militaire de Napoléon, ainsi que son aptitude à entraîner les peuples vers des rêves de gloire. Le jeune de Gaulle a lu les romantiques : le Vigny de Servitude et grandeur militaires, le Musset de La Confession d’un enfant du siècle, et Hugo, également. Il sait qu’on ne fait pas de la politique qu’avec la seule raison, et qu’il faut nourrir l’élan vers les hauteurs par les forces du sentiment. Le salut vient parfois d’actes déraisonnables, comme le fut le départ pour Londres, dans la plus grande solitude, le 17 juin 1940. « J’appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de bulletins par l’Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue, et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le fourreau des Bourbons », écrit Vigny au début de Servitude. De Gaulle sait que le plus grand péril qui pèse sur les peuples libres est le confort de l’inaction, le culte autodestructeur de la nostalgie impuissante, l’oubli des réalités. On trouve dans ses écrits de l’entre-deux-guerres, notamment dans Le Fil de l’épée, un éloge de la guerre, qu’il juge parfois nécessaire pour mettre les peuples sous tension, leur éviter de s’assoupir dans la recherche du bien-être, et leur épargner ainsi toutes formes d’esclavage qui les menacent. Il illustre parfaitement le propos de Leopardi, quand il s’interrogeait sur la raréfaction des âmes nobles en des temps où la raison et la civilisation semblaient avoir, pourtant, à ce point progressé : « Tout ceci provient des progrès de la raison et de la civilisation, ainsi que de l’absence ou de l’affaiblissement des illusions, sans lesquelles la grandeur des pensées, la force, l’impétuosité, l’ardeur de l’esprit et les grandes actions – qui sont le plus souvent folies – n’existeraient pour ainsi dire pas. Lorsqu’un homme est éclairé, au lieu de rechercher de vains plaisirs et d’inutiles bienfaits comme la gloire, l’amour de la patrie, la liberté, etc., il recherche ce qui lui est utile, que ce soit de l’argent ou tout autre chose, et devient nécessairement égoïste […] Un peuple hautement éclairé ne devient pas nécessairement civilisé, mais barbare. » Leopardi ajoutait : « Les illusions existent naturellement et sont inhérentes au système du monde : les supprimer totalement, ou presque, c’est dénaturer l’homme et tout peuple dénaturé est barbare car il ne suit plus le cours du système du monde. » [1]
Enfin, et c’est encore une autre manière d’étudier le lien qui unit, par-delà les générations, l’épopée gaullienne à la gloire de l’Empire, le cœur des choses tient peut-être à la puissance de l’État, à sa force unificatrice, à sa capacité d’inscrire dans la durée le destin d’un peuple. Vigny, encore, pouvait dire, lorsqu’il décrivait l’admiration de son père pour Frédéric II de Prusse, « cette admiration éclairée qui voit les hautes facultés sans s’en étonner outre mesure » et qui montrait quel pouvait être le véritable étalon de la grandeur : « il me frappa tout d’abord l’esprit de cette vue, me disant aussi comment trop d’enthousiasme pour cet illustre ennemi avait été un tort des officiers de son temps ; qu’ils étaient à demi vaincus par-là, quand Frédéric s’avançait grandi par l’exaltation française […] mais que sa grandeur avait été surtout de se connaître parfaitement, d’apprécier à leur juste valeur les éléments de son élévation. » Frédéric II n’était pas seulement « le premier type du grand capitaine tacticien moderne », il était aussi celui « du roi philosophe et organisateur », le créateur de l’État prussien, le promoteur d’une administration puissante, efficace et moderne qui seule pouvait garantir la pérennité de son action.
Il est peut-être là, le point de convergence le plus déterminant entre Napoléon et de Gaulle : la lecture du comte de Guibert, qui avait été, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, l’analyste fasciné des manœuvres politiques, militaires et étatiques du roi de Prusse. Dans le discours préliminaire de son Essai général de tactique, paru pour la première fois en 1772, Guibert ne décrivait-il pas, près de vingt ans avant la Révolution française et le grand remuement qu’allait connaître l’Europe, un véritable « plan de régénération » – après avoir détaillé les vices du système monarchique finissant : « Toutes les parties du gouvernement ont entre elles des rapports immédiats et nécessaires. Ce sont des rameaux du même tronc. Il s’en faut bien cependant, qu’elles soient conduites en conséquence. Dans presque tous les Etats de l’Europe, les différentes branches d’administration sont dirigées par des ministres particuliers, dont les vues et les intérêts se croisent et se nuisent. Chacun d’eux s’occupe exclusivement de son objet. On dirait que les autres départements appartiennent à une nation étrangère […] Du peu de relation qui existe ainsi entre les différents départements d’une administration, s’ensuivent ces projets, avantageux sous une face, et désavantageux sous les autres ; ces encouragements de commerce, qui découragent l’agriculture ; ces édits financiers qui remplissent le fisc pendant quelques années, et ruinent les peuples pour un siècle : ces systèmes morcelés : ces édifices politiques qui n’ont qu’une façade et point de fondements ; ces demi-moyens, ces palliatifs, dont chaque ministre va plâtrant les maux qu’il aperçoit dans son département, sans calculer si ces remèdes ne seront pas funestes aux autres branches. »
L’œuvre du Consulat est peut-être sortie tout entière de cette inspiration, comme le seront les réformes gaulliennes de 1944-1945 et celles, plus fulgurantes encore, du nouveau consulat de 1958 : apporter au maniement des affaires publiques dans son ensemble l’unité de vue, la cohérence, la force d’exécution qui font le succès des grandes opérations militaires. C’est la vraie communauté d’idées qui relie, en enjambant deux siècles, l’œuvre du Premier consul et celle de la république gaullienne au grand traité politique du comte de Guibert : l’idée d’un « système » adossé à une élite administrative. Guibert n’écrit-il pas : « D’ailleurs est-ce un homme seul, qui doit conduire tous les détails de l’administration d’un peuple ? Plusieurs concourent à cet important ouvrage. Ils s’attachent chacun au détail d’une partie. Ils les approfondissent, ils les perfectionnent. Du concours des connaissances, répandues sur chaque branche, se forme ainsi, peu à peu, cette masse de lumières, qui éclaire toute l’administration. » C’est alors que surgit l’homme d’État, celui qui va fédérer toutes les compétences et toutes les énergies : « Celui-là s’empare, si je peux m’exprimer ainsi, des connaissances de tous, crée, ou perfectionne le système politique, se place au haut de la machine, et lui imprime le mouvement. Pour diriger l’ensemble de l’administration, il n’est pas nécessaire qu’il ait approfondi les détails de toutes les parties. Il suffit qu’il connaisse ceux des parties principales, le résultat des autres, la relation que chacune d’elles doit avoir avec le tout. Il suffit que, quand il aura besoin de descendre vers les détails d’une partie, pour éclairer les sous-ordres qui en sont chargés, ou pour la raccorder au système général, il ait ce tact subit et précieux, qui voit et qui juge. »
De Gaulle aura mieux retenu que Napoléon les leçons de Guibert dans leur véritable plénitude : notamment le lien essentiel qui doit exister entre politique intérieure et politique extérieure – « faites considérer au-dehors ce peuple que je rends heureux au-dedans », l’accord entre une société ordonnée et pacifiée à l’intérieur et la puissance dûment proportionnée et l’esprit d’indépendance qu’elle manifeste à l’extérieur. On ne contribue à la paix et à la stabilité d’un pays, d’un continent, de la planète tout entière qu’en étant soi-même fort, décidé à se défendre, mais conscient aussi de la force et de l’identité des autres. Cet esprit d’équilibre, si typiquement gaullien et nourri par la lecture des moralistes chrétiens du XVIIème siècle (Richelieu, Pascal) ainsi que par celle des vrais grands esprits des Lumières (Montesquieu, Guibert), nous montre combien l’auteur du Fil de l’épée, l’homme du 18 juin, le fondateur de la Vème République avait appris des leçons de l’Histoire – et notamment de l’épopée napoléonienne : c’est par l’édification d’un ordre civil autant que par celle d’un outil militaire que l’on pose les bases authentiques d’une civilisation. Le facteur premier, comme l’avait compris Clausewitz à propos du pont de Lodi dans La campagne de 1796 en Italie – Clausewitz qui fut sans doute une autre grande influence méconnue de De Gaulle -, c’est la « puissance morale » : « mais l’influence morale, écrit-il, n’a-t-elle pas aussi sa place en stratégie ? S’il est un homme qui en doute encore, c’est qu’il n’a pas su embrasser la guerre dans toute sa complexité, ni en pénétrer l’âme. » On pourrait en dire autant du gouvernement d’un État, surtout quand il s’agit d’une démocratie : une puissante constitution administrative et sociale doit en former l’armature. Une leçon à méditer aujourd’hui…
[1] Giacomo LEOPARDI, Zibaldone, Paris, Editions Allia, pp. 24-25. Ce monumental recueil de pensées, composé par le grand poète et philosophe italien du premier tiers du XIXème siècle, est une lecture critique de la pensée des Lumières et du Progrès à l’aube de la modernité.
Arnaud Teyssier (janvier 2025), historien, Président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle, Inspecteur général de l’administration, professeur associé à l’École normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm, directeur de la prép’ENA Paris I/ENS, Administrateur de la Fondation Napoléon, il est également l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels De Gaulle, 1969 (2019) et Charles de Gaulle : l’angoisse et la grandeur (2024)