Une chronique d’Arthur Chevallier : À propos d’un bicentenaire

Auteur(s) : CHEVALLIER Arthur
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Napoléon stimule les fantasmes des partisans du moindre effort. À son propos, l’offuscation tient lieu de raisonnement sans que même soit nécessaire de justifier la nature d’un tel mouvement de l’esprit. Napoléon est à l’histoire et à la politique ce que sont les kermesses d’école au spectacle : l’opportunité pour les amateurs de se distinguer dans une matière où ils sont convaincus d’avoir été incompris par les professionnels. Alors qu’on réclame sans cesse aux historiens du Consulat et de l’Empire de justifier l’intérêt pour leur objet, qu’on les somme de s’expliquer sur les bêtises commises par Napoléon, comme s’ils en avaient été les auteurs, on écoute avec intérêt l’avis des farceurs et des rhéteurs, pourvu qu’ils en disent du mal. Le bicentenaire de la mort de Napoléon est l’occasion de tous les cabotinages, ce qui serait comique si cela n’en ressortait, d’un point de vue intellectuel, tragique.

Une chronique d’Arthur Chevallier : À propos d’un bicentenaire
Arthur Chevallier © D. R.

Depuis une semaine, des femmes et hommes politiques de gauche, comme de droite d’ailleurs, réprouvent les commémorations relatives au Consulat et au Premier Empire en employant des mots dont ils connaissent visiblement la sonorité tout en en ignorant le sens : « fossoyeur de la République », « tyran », « génocidaire » ; et pourquoi pas pédophile ? Ce vocabulaire de sans culottes sert mieux la cause des militants que celle des historiens. À quoi bon écrire des livres, Napoléon n’en manque pas, où la moindre décision administrative, politique, militaire du Consulat et de l’Empire est détaillée, contextualisée et commentée si personne ne prend la peine de les lire avant de s’exprimer ? La chose est d’autant plus frappante si on la compare à la Révolution française. Cette dernière est érigée en référence par des hommes politiques de premier rang, parfois les mêmes qui passent Napoléon à la mitraille de l’ignorance. Il leur suffit de prononcer le mot « Révolution » pour justifier n’importe quel raisonnement, n’importe quelle conviction. Quoi de commun entre l’esprit constitutionnel de 1789, l’abolition de la monarchie en 1792, la normalisation des tribunaux arbitraires en 1793, l’assassinat des girondins la même année, la république directoriale de 1795 ? La récupération de l’histoire à des fins politiques n’est pas nouvelle ; de même, l’histoire est par nature politique, c’est évident et c’est le cas depuis sa création comme matière de l’université dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Cela étant, le consensus relatif au travestissement de la Révolution est incompréhensible en comparaison de l’intolérance vis-à-vis de l’Empire. Pourquoi la nuance vaudrait pour l’une et non pour l’autre ? Il suffit de dire « Napoléon », comme on dit « Coca cola » pour résumer une époque au moins aussi complexe que les dix premières années de la Révolution française. Le premier consulat, au terme duquel Napoléon est premier magistrat civil pour dix ans, diffère du second, où il détient le pouvoir à vie ; quant à l’empire de 1804, une restauration monarchique d’ordre constitutionnel et républicain, qu’a-t-il à voir avec le tournant autoritaire et, disons, démiurgique, de 1810, à la parenthèse, qu’on pourrait qualifier de libérale, des Cent-Jours ? Ces nuances ne sont pas secrètes ; et il suffirait à ces contempteurs de lire mettons, quoi, cinq livres ?, pour cesser de répéter des bêtises. Quant au ton comminatoire qu’ils emploient, il est inacceptable, pour ne pas dire impoli, indigne des femmes et hommes de culture qui se prétendent tels. Tout se passe comme si étudier Napoléon revenait à être la cible d’une rhétorique digne de cascadeurs de la pensée, facétieux, inconséquents, qui préfèrent leur orgueil à leur matière. Dire une sottise, même pour se faire plaisir, n’est pas si grave, la dire à dessein le devient. Questionner l’emploi du terme « célébration » n’est pas indigne, le terme mérite d’être discuté quand il est appliqué au domaine de l’intelligence ; mais feindre d’ignorer l’importance du règne de Napoléon dans l’organisation de la communication, le droit n’étant qu’on outil de cette dernière, entre les citoyens, de leur rapport à la chose publique, à l’État, à la souveraineté, pourquoi pas à l’honneur ?, est incompréhensible, sauf à sortir de deux cent ans de coma. La France est, avec l’Allemagne, le premier pays à avoir eu l’ambition d’ériger l’histoire en science. Pour être vaine parce qu’impossible, cette tentative n’en était pas moins noble et ambitieuse. Voilà pourquoi les débats relatifs à l’histoire ne doivent pas se tenir dans des champs de foire dédiés au militantisme. Sans quoi ce bicentenaire ne sera qu’un mauvais remake de Peponne et don Camillo. La violence, comme la vulgarité, est à la fois preste et envahissante. C’est une vague de boue sous laquelle les idées, les raisonnements et les livres disparaissent. La dignité est une digue ; l’intégrité, un code.

février 2021
Arthur Chevallier est l’auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier vient de paraître chez Que Sais-Je ?, Napoléon et le bonapartisme.

 

Texte mis en ligne avec l’aimable autorisation du magazine Le Point, partenaire « 2021 Année Napoléon » :
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