Une chronique d’Arthur Chevallier : Théophile Gautier ou les mots de l’Empire

Auteur(s) : CHEVALLIER Arthur
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Le romantisme est la rencontre de deux des plus belles définitions de la France, la martialité et l’esthétisme. Des jeunes gens nés sous le règne de Napoléon voulaient faire la guerre à la laideur et se montraient prêts à mourir pour le bon goût. Ils regrettaient, sans trop d’ailleurs savoir pourquoi, la gloire de l’Empire, et prenaient prétexte de la paix retrouvée pour imaginer un idéal. Ils étaient d’ailleurs mieux que jeunes : ils aimaient la jeunesse, et l’aimaient encore à un âge plus avancé. Théophile Gautier a été le premier des mousquetaires de cette garnison céleste.

Une chronique d’Arthur Chevallier : Théophile Gautier ou les mots de l’Empire
Arthur Chevallier © D. R.

Il aura vécu pour le plaisir de s’en souvenir et a fini par écrire un chef d’œuvre, paru en partie posthume, Histoire du romantisme (1874), laquelle vaut mieux que n’importe quelle histoire du XIXe siècle. Ça n’est pas un livre, c’est un défilé de créatures, sous la forme de portraits. Défilent Paul Delaroche, Jules Goncourt, Hector Berlioz, Honoré de Balzac, Victor Hugo, d’autres encore. Avec Gautier, on ne sait jamais par où commencer. Son talent déborde et personne n’a assez d’attention pour récupérer les flots d’images, de sentences, de drôleries, de fantaisies qu’il déverse. Il parle d’art puisque tout, pour lui, commence et finit par des œuvres. La politique elle-même, ce qu’elle implique d’antagonismes, de convictions, de ferveur, n’a d’intérêt que transfigurée dans le domaine esthétique. La bataille d’Hernani, au cours de laquelle Théophile Gautier, vêtu d’un gilet rouge devenu fameux, s’est illustré du côté de Hugo, en est un exemple parmi d’autres. A ses yeux, un poète valait mieux qu’un préfet, qu’un général et même sans doute qu’un maréchal. Et pourtant, Gautier n’a pas été épargné par le surmoi martial du XIXe siècle. Ce qui était d’autant plus remarquable qu’il n’était ni militariste ni conservateur. Victor Hugo, Alfred de Musset, Alfred de Vigny, Stendhal, Balzac, Chateaubriand, même Lamartine à ses heures perdues, ont évoqué, dessiné, mis en scène, maudit ou regretté Napoléon. Sans doute pour le plaisir, le temps d’un livre, de s’élever à sa hauteur. Bonaparte était devenu un mythe, mais aussi un prévenu, face auquel les écrivains ont adoré prononcer des sentences.

Gautier, qui disait avoir aperçu le vainqueur d’Austerlitz à l’âge de quatre ans, en parle finalement peu, excepté, par exemple, dans La Belle Jenny (1851). L’Histoire du romantisme ne s’intéresse pas à l’épopée napoléonienne, ce qui est d’autant plus surprenant qu’elle fait référence à toute l’histoire de France : l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, Louis XIV, la Révolution française, dont l’auteur dit bien du mal, et pas l’Empire. Et pourtant, sans jamais être un sujet, l’Empire est partout. Son état d’esprit a contaminé le vocabulaire, c’est-à-dire l’imagination, de l’écrivain. Et ça commence à la première ligne de la première page : « De ceux qui, répondant au cor d’Hernani, s’engagèrent à sa suite dans l’âpre montagne du Romantisme et en défendirent si vaillamment les défilés contre les attaques des classiques, il ne survit qu’un petit nombre de vétérans disparaissant chaque jour comme les médaillés de Sainte-Hélène. » La référence à cette décoration, créée par Napoléon III en 1857, destinée aux vétérans de la Révolution et de l’Empire, est compréhensible dans la mesure où Gautier fut un illustre courtisan du Second Empire. Quelques lignes plus tard, il justifie ces mémoires : « C’est un devoir pour ceux qui ont fait partie de la grande armée littéraire d’en raconter les exploits oubliés. » Citant un de ses poèmes de jeunesse à la gloire de Victor Hugo, il ne juge pas utile d’expliciter un vers, qui n’a rien à voir avec le contexte du reste du poème : « Puis la tête homérique et napoléonienne/ de notre roi Victor ! » Comme nous le savons, l’auteur des Misérables n’était pas le sosie de Napoléon Bonaparte. Théophile Gautier, comme tous les grands écrivains, ne raisonne pas avec des comparaisons, mais avec des images. Les artistes sont recouverts d’un vocabulaire inspiré par les épopées guerrières. Ainsi du peintre Célestin Nanteuil : « Il avait combattu avec un courage héroïque à toutes les grandes batailles du romantisme, mais il ne se faisait pas illusion sur l’issue de la lutte. » L’écrivain, aujourd’hui oublié, Philothée O’Neddy, a lui aussi droit à son moment de bravoure : « Après avoir essuyé le feu de la redoute, la main sur la hampe du drapeau ennemi, il se tint debout un instant dans la fumée du combat, et redescendit tranquillement au bas de la muraille conquise, sans plus se soucier de son triomphe. » De la cruauté de Paris, des triomphes qu’elle permet et des déchéances qu’elle provoque, il écrit : « A Paris, la ville moderne, telle que la civilisation moderne l’a faite, est une bataille si acharnée, qu’à peine a-t-on le loisir de regarder qui tombe autour de soi. De temps à autre un combattant se retire, votre ami le plus cher peut-être, la main sur sa blessure, et dit à ceux de son rang : “Continuez, ce n’est rien” ; ou bien même garde un silence stoïque et va chercher hors de la mêlée un pan de mur écorné par les boulets derrière lequel il puisse mourir à peu près tranquille. »

Théophile Gautier décrit sa vie, ses élans et ses détestations comme s’ils avaient eu pour cadre un champ de bataille. Touchant fantasme puisqu’en réalité, il a surtout passé du temps chez la princesse Mathilde. Mais enfin, il fallait à ce fantassin sans baïonnette, ce dragon sans cheval, cet artilleur sans canon, un général, qui bien sûr était poète : Victor Hugo. Dans cette ample et délicieuse fantasmagorie, il lui attribue, dans le cadre de la littérature, la place qu’avait été celle de Napoléon dans celui de la politique : « Jamais Dieu ne fut adoré avec plus de ferveur qu’Hugo. Nous étions étonnés de le voir marcher avec nous dans la rue comme un simple mortel, et il nous semblait qu’il n’eût dû sortir par la ville que sur un char triomphal traîné par un quadrige de chevaux blancs, avec une victoire ailée suspendant une couronne d’or au-dessus de sa tête. A vrai dire, je n’ai guère changé d’idée, et mon âge mûr approuve l’admiration de ma jeunesse. »

Arthur Chevallier
Juin 2023

Arthur Chevallier est éditeur et chroniqueur presse. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont un Que Sais-Je ?, Napoléon et le bonapartisme.

Référence livre :

Theophile Gautier, Histoire du romantisme suivi de Quarante portraits romantiques, Paris, Folio, 2011.

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