Une chronique d’Arthur Chevallier : une autre histoire de l’Empire

Auteur(s) : CHEVALLIER Arthur
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Fritz Zorn n’a écrit qu’un roman, Mars. Parmi les mille réflexions brillantes de ce livre, l’une concerne le rapport entre les faits et la façon dont on les nomme. Les sociétés et les individus se porteraient, d’après Zorn, mieux en acceptant que la difficulté vient moins des événements que des mots qui les qualifient. Les faits sont complexes ; les mots sont simples. De là une succession d’erreurs dans nos calculs et interprétations. Il en va de même pour l’Histoire. Comment un amas de lettres aussi sommaire peut-il influencer un amas de faits aussi contradictoires, nuancés ? Quand on y pense, un « oui » et un « non » sont de petits missiles pourtant capables de renverser la vie de millions d’hommes. Et on se dit que le langage n’est pas grand-chose en comparaison de la réalité à laquelle il s’applique. Napoléon n’échappe pas à la règle. Serait-il plus consensuel sans son titre d’empereur et, à sa suite, la quincaillerie de l’Empire ?

Une chronique d’Arthur Chevallier : une autre histoire de l’Empire
Arthur Chevallier © D. R.

Au XXIe siècle, un empereur, c’est comme un roi, en pire. Or, c’est évidemment plus compliqué que ça. Depuis le XVIe siècle, le terme d’empire est employé pour qualifier la France. Par le roi, les conseillers, les aristocrates, les bourgeois, tout le monde. Robespierre lui-même, à la Convention, appelle « empire » la République. Depuis, en gros, le règne de Louis XII, la France se projette en dehors de ses limites naturelles, au-delà des Alpes par exemple, lors des guerres d’Italie. À la fin du XVIIIe siècle, le royaume ne se conçoit plus, et depuis longtemps, comme un hexagone. Le roi ne justifie pas ses conquêtes par le droit de la guerre, mais par celui de la justice ou, pour le dire autrement, par celui de la bonté et de l’équité. À Milan, Louis XII ne se présente pas comme un envahisseur, mais comme un libérateur : il apporte un gouvernement plus juste. Cette rhétorique est exactement le contraire de celle déployée, à peu près au même moment, par Machiavel, d’après qui la politique n’est qu’une autre façon de faire la guerre. Autrement dit, la fin justifie les moyens ; le calcul et la ruse sont les outils naturels d’un prince. Au contraire, en France, le prince ne règne pas car il est bon politicien mais parce qu’il est bon tout court.

Plus tard, sous la Révolution, le pays entre en guerre et remporte des victoires à l’origine d’une expansion territoriale qui se poursuivra sous le Consulat puis l’Empire. À l’instar des apôtres du Christ à Rome, la France se veut messianique en apportant, à ces nations vaincues, l’égalitarisme consécutif aux droits de l’homme. En un mot comme en cent : de Louis XII à la Convention, en matière de conquête, les mots ont changé, mais la méthode est semblable. Rien n’est donc plus naturel pour la France, au début du XIXe siècle, que de se choisir un chef d’État avec un titre qui correspond à des ambitions vieilles de trois siècles. Voilà pourquoi il faut distinguer l’aventure personnelle de Napoléon, la part d’hubris qu’elle renferme, et le processus historique dans lequel elle s’inscrit. Par exemple, le « Premier Empire » est une expression inventée pour Napoléon, qui renvoie à son ambition et à sa personnalité. En revanche, l’avènement d’un État impérial, qu’on aurait donc pu qualifier d’Empire n’était, au fond, qu’une harmonisation entre les faits et les mots ; et n’importe quel homme habile aurait pu devenir empereur sans pour autant trahir ni la Révolution ni la République. La France était depuis longtemps déjà un Empire. Ses mœurs, sa façon de faire la guerre, de faire la paix, allaient dans ce sens.

En inventant l’universalisme de sa nation dès le XVIe siècle, la France cessait d’appartenir à la catégorie des royaumes combattants. D’ailleurs, en y pensant, la France est étrangère à toutes les formes de tribalisme. Aux Xe et XIe siècles, déjà, sa langue était dominante en Angleterre, mais aussi dans le monde arabe. Au XIIIe siècle, il existe un Orient latin. Des seigneurs de Jérusalem et de Chypre font vivre sa culture à l’autre bout du monde. C’est moins la conquête que le débordement d’elle-même qui caractérise la France.

Quant à Emmanuel Macron, son obsession pour l’Union européenne pourrait passer, y compris à ses propres yeux, pour une défiance vis-à-vis de la nation. Elle pourrait tout aussi bien être interprétée comme un surmoi caricaturalement français, un désir irrépressible de se porter « ailleurs », peu importe le prétexte, le contexte, l’époque. La France se mêle des affaires des autres en les convainquant de ce qu’ils ne peuvent pas se passer d’elle. Dans Les Chênes qu’on abat, André Malraux consigne cette confidence du général de Gaulle : « Il y a un pacte vingt fois séculaire entre la France et la liberté du monde. ».

 

Bibliographie

Fritz Zorn, Mars, Paris, Gallimard, 1975.
Didier Le Fur, Louis XII, un autre César, Paris, Perrin, 2001.
Didier Le Fur, Une autre histoire de la Renaissance, Paris, Perrin, 2018.
Thierry Dutour, La France hors la France, l’identité avant la nation, xiie-xve siècle, Paris, Vendémiaire, 2022.
André Malraux, Les Chênes qu’on abat, Paris, Gallimard, 1971.

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