Une chronique de Bettina Frederking : Terminer l’Empire, terminer la Révolution

Auteur(s) : FREDERKING Bettina
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L’interrogation sur la manière de « terminer la Révolution » se pose dès 1789. Elle réapparaît avec plus d’intensité à des moments clés où se met en œuvre une réorientation politique ou un changement du régime. Une de ces jointures où se pose avec acuité la question de l’héritage législatif, institutionnel et symbolique de la Révolution, mais également celle de la continuité des élites au pouvoir malgré les changements successifs des régimes, est la transition entre le Premier Empire et la Monarchie restaurée au printemps 1814.

Une chronique de Bettina Frederking : Terminer l’Empire, terminer la Révolution
Bettina Frederking © Fondation Napoléon/Rebecca Young

L’avènement du frère cadet de Louis XVI n’était pas joué d’avance, tout le contraire. Et Louis XVIII ne fut pas non plus établi – et non pas restauré – par les seuls royalistes, comme cela avait été un temps l’espoir en 1797, mais accéda au trône grâce aux élites impériales, dont de nombreux acteurs de la Révolution, présents dans les institutions de l’Empire, et notamment au Sénat.

Le 31 mars 1814, Talleyrand avait convaincu le tsar Alexandre Ier qu’il fallait recourir au principe de « légitimité » ; que le prétendant Bourbon, accompagné d’une nouvelle constitution, serait la meilleure solution pour une paix durable en Europe. Le 3 avril, le Sénat décréta la déchéance de Napoléon, accusé d’avoir « déchiré le pacte qui l’unissait au peuple français ». Le 6 avril 1814, le Sénat adopta une nouvelle constitution en 29 articles, appelant « librement au trône de France Louis-Stanislas-Xavier de France, frère du dernier Roi ».  

Les sénateurs prirent également soin de se proroger eux-mêmes dans la future Chambre des pairs, de se réserver exclusivement les dotations sénatoriales, et d’imposer au futur « Roi des Français » un serment à la constitution et une amnistie générale pour les opinions et votes antérieurs.

Le texte suscita une vive polémique et une levée de boucliers. Les Sénateurs étaient critiqués à plusieurs titres : pour leur condamnation de Napoléon, alors qu’ils avaient été complices de tous ses actes sous l’Empire ; pour leurs prétentions de se déclarer eux-mêmes pouvoir constituant après avoir proclamé la déchéance de Napoléon qui les avait institués ; pour leur cupidité et leur demande d’occuper les premières places dans la monarchie restaurée, alors qu’ils devraient au contraire se faire oublier ; et, last but not least, pour le rôle qu’avaient joué certains d’entre eux dans la Convention nationale lors du procès de Louis XVI, en votant la mort du roi.

Pour nombre de royalistes, cette constitution était une hérésie, car elle constituait un renversement total des valeurs, comme l’indique un des nombreux pamphlets anonymes de l’époque : « Enfin, au moment où le vœu de la France entière rappelle son Souverain légitime, les assassins de son frère s’arrogent le droit de lui dire : le peuple vous rappelle au Trône, mais vous n’y monterez que sous la condition que nous continuerons de siéger au Sénat, que par notre présence nous insulterons aux malheurs de votre race : vous vouliez nous pardonner, c’est de nous que vous tiendrez votre couronne, et le prix de notre bienfait nous sera payé en argent et en dignités ; nous deviendrons partie intégrante du Gouvernement dont vous serez le Chef. » (1) Ou dans les mots d’un autre pamphlétaire : « Enhardis par l’espoir de l’impunité, vous venez aujourd’hui, le procès de Louis XVI à la main, demander à un BOURBON des honneurs et de la fortune ! » (2) La présence des régicides dans la nouvelle Chambre des Pairs, où devaient également siéger les princes de la famille royale et les princes du sang, était considérée comme incompatible avec la dignité royale. Et surtout, accepter les régicides dans la Chambre des Pairs équivaudrait, affirmaient certains, à un aveu national de la condamnation et de l’exécution de Louis XVI par la Convention nationale.

Le procès de 1793, et la question des responsabilités individuelles et collectives réapparaît ainsi dans le débat politique, avant même le retour de la royauté.

A son retour de l’exil anglais, Louis XVIII réussit à évincer la constitution sénatoriale et à la supplanter par la Charte constitutionnelle, promulguée le 4 juin 1814, qui avait le mérite « d’absorber la révolution dans la monarchie », selon le mot de Beugnot, tout en reprenant des dispositions clés de la Constitution sénatoriale, garantissant ainsi la sauvegarde de l’héritage révolutionnaire et impérial, du moins partiellement.

Par contre, l’amnistie accordée en 1814 aux conventionnels régicides, devenus ensuite dignitaires de l’Empire, ne survécut pas aux Cent-Jours, pendant lesquels nombre d’entre eux avait repris des fonctions. Contraints à l’exil par la loi dite d’amnistie du 12 février 1816, les survivants ne devaient revenir en France qu’après l’abrogation de la loi sous la Monarchie de Juillet.

(1) Aux Français. Quelques observations sur la constitution faite par le Sénat. S.l., avril 1814, p. 6.

(2) Au Sénat de Buonaparte. S. l. n. d. [1814], p. 1.

Bettina Frederking (avril 2024), auteur d’articles sur la Restauration ; a codirigé La dignité de roi, Regards sur la royauté au premier XIXe siècle (PUR, 2009) ; éditrice du tome 103 des Archives Parlementaires (1ère série ; CNRS Ed., 2022) ; lauréate en 2022 d’une bourse d’études de la Fondation Napoléon pour son sujet de thèse « La France coupable ? La Restauration ou « l’impossible oubli » ».

 

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