Une chronique de Chantal Prévot : Cyrano, quand un nez peut en cacher un autre

Auteur(s) : PRÉVOT Chantal
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Parmi ses collections, la Fondation Napoléon possède un exceptionnel exemplaire de l’édition originale de la pièce d’Edmond Rostand, L’Aiglon, « truffé » qui plus est de lettres manuscrites prestigieuses. Un second exemplaire, tout aussi magnifique a rejoint son confrère le 2 juin 2022 grâce à la générosité d’un donateur. Glissant d’une pièce à l’autre, évoquons Cyrano de Bergerac.

Une chronique de Chantal Prévot : Cyrano, quand un nez peut en cacher un autre
Chantal Prévot © Fondation Napoléon / Rebecca Young

Derrière la vibrante et célèbre tirade du nez, connue de tous,

(…) Descriptif : « c’est un roc ! … c’est un pic… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ? … c’est une péninsule ! »
Curieux : « de quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
(…)

se dissimule une ode oubliée et un peintre encore plus négligé.

Ouvrons La Rapinéide, poème burlesco-comico-tragique en 7 chants ou l’atelier, par un ancien rapin des ateliers Gros et Girodet, à la page du Troisième chant. L’auteur, un certain Alexandre Le Noble, en souvenir de ses folles années estudiantines parisiennes, écrivit en 1838 le récit en vers des farces commises par ses condisciples.

Rapinéide, Alexandre Le Noble © BNF/Gallica
La Rapinéide, Alexandre Le Noble © BNF/Gallica

Une de leurs cibles favorites, à la trogne particulièrement atypique, subissait d’expressifs quolibets :

(…) A l’abri d’un tel nez, je parie
Que son ventre et ses pieds n’ont jamais de pluie.
S’il doit éternuer, certes tout se fendra.
Et pour moucher ce pif, il faut au moins un drap.
Malheur aux phaëtons qu’une main maladroite
Engage avec ce monstre en une rue étroite !
Oui, l’on verra cesser la circulation (…)

Pourquoi tant d’ironie, pour qui tant de moquerie ? La victime était un jeune picard venu étudier, dix ans plus tôt, en 1828 dans l’atelier du peintre Gros : Marcellin Bougenier (parfois écrit Bouginier). Il ne possédait qu’un talent convenu, mais cela n’aurait pas attiré les foudres de ses camarades s’il n’était resté adepte du néo-classisme, refusant le romantisme. Doté d’un caractère timide et surtout d’un appendice nasale démesuré, la charge était toute trouvée, haro sur le renifloir.
Son profil si caractéristique se retrouva barbouillé en quelques traits sur les murs de Paris, et selon la légende, parcourut l’Italie et ne s’arrêta que sur les pyramides d’Égypte. Ce qui se nommait « une scie », et serait appelé de nos jours du harcèlement, accabla l’apprenti peintre qui ne s’en remit jamais vraiment et vivota. Ces tableaux, religieux pour la plupart, se sont perdus.

Mais de cette potentielle et inattendue source d’inspiration d’un des plus grands moments du théâtre français, il demeure une trace, une binette aux naseaux énormes, ciselée quelques années après la plaisanterie. Elle se perche sous la corniche de la jolie façade de style pseudo-égyptien de la place du Caire (3e arrondissement). Œuvre d’un condisciple sculpteur qui s’amusa lui-aussi à raviver ses souvenirs, Bougenier, bien malgré lui, a atteint la postérité grâce à son nez.

Caricature de Bougenier, passage du Caire à Paris © voyageursaparistome2.fr
Caricature de Bougenier, passage du Caire à Paris © voyageursaparistome2.fr

Chantal Prévot
Juin 2022

(Pour les lecteurs curieux, La Rapinéide est à savourer sur le site web de Gallica)

Chantal Prévot est la responsable des bibliothèques de la Fondation Napoléon.

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