Une chronique de Chantal Prévot : des larmes de crocodile pour Éléonore, lointain écho de l’Expédition d’Égypte

Auteur(s) : PRÉVOT Chantal
Partager

Le 8 juin 2021, alors que la France se remettait d’un troisième confinement, s’est éteinte, dans la souffrance, Éléonore. Passé sans transition de la solitude des égouts à la vie grégaire de ses congénères, le crocodile n’en a pas supporté le poids.

Éléonore ? Égouts ? Crocodile ! Quels étranges liens relient ces trois éléments si disparates ? Tout simplement l’Expédition d’Égypte et la légende napoléonienne. Il court à Paris un conte devenue rumeur urbaine : à son retour d’Afrique, le général Bonaparte a rapporté des bords du Nil un immense reptile, non pas momifié mais bien vivant. Mal à l’aise et à l’étroit dans son grossier bassin du Jardin des Plantes où on l’a relégué, l’animal a pris la poudre d’escampette et découvert avec ravissement les premiers tronçons de canalisations enfouies dans le sol de cette ingrate ville. La température y était plus douce, et la nourriture abondante, entre rats, chats égarés et parfois une de ces bizarres créatures à deux pattes, recouvertes de tissus certes lourds à digérer, mais si simples à attraper. Et depuis, intemporel, le monstre carnivore terrorise les bas-fonds de Paris.

Une chronique de Chantal Prévot : des larmes de crocodile pour Éléonore, lointain écho de l’Expédition d’Égypte
Chantal Prévot © Fondation Napoléon / Rebecca Young

Cela prêtait à sourire jusqu’au printemps 1984 où il réapparut, en chair et en écailles, sous le Pont-Neuf, à la grande frayeur des égoutiers. La légende rejoignait la réalité. Les pompiers eurent bien du mal à l’attraper, munis il est vrai, si l’on en croit les quotidiens de l’époque, d’outils rudimentaires, à savoir une pelle et un balai. C’était un beau crocodilus niloticus d’un mètre de long, sans doute abandonné par des propriétaires inconscients et débordés par un bébé devenu bien encombrant. L’aquarium de Vannes accepta d’accueillir l’ermite du cloaque qui se révéla être une femelle et reçut le doux nom d’Éléonore. On lui ménagea un enclos avec un décor d’égout, plaque de rue parisienne, casque et lampe de cureur. À la suite d’une pétition contre ses conditions de vie jugées dégradantes, elle a été transportée en 2020 dans « une ferme » de crocodile. La période de reproduction lui a été fatale. Harcelée, agressée, oppressée, elle a succombé d’épuisement. Croyant la sauver, on l’a précipitée vers sa fin.

Éléanore le Crocodile © Telegramme.fr
Éléonore le Crocodile © Telegramme.fr

Ainsi se clôt tristement un épisode d’un mythe universel, celui d’une bête immonde vivant dans les sombres entrailles de la ville et faisant pitance d’êtres humains. La branche parisienne a ceci de particulier qu’elle y associe un nom célèbre, Napoléon Bonaparte, sans que ce dernier y soit pour quoi que ce soit ! En effet, la légende prit corps dans les années 1840 dans une revue de littérature populaire en fusionnant une vieille histoire moyenâgeuse de dragon sous le palais de la l’île de la Cité et les échos de la campagne de 1798, encore bien présents dans les esprits.

Mais le récit n’est pas mort. Les réseaux sociaux bruissent de photomontages, de on-dit sur des nouveaux prédateurs aux dents acérées se tenant à l’affût dans les boyaux tentaculaires qui serpentent sous nos pieds.

Chantal Prévot

Février 2022

Chantal Prévot est responsable des bibbliothèques de la Fondation Napoléon.

Partager