Fin XVIIIe, les études anatomiques nécessitaient déjà beaucoup de dépouilles mises à la disposition des carabins dans des salles de dissections privées sous la houlette de professeurs de médecine. Le maître en la matière était le célèbre docteur Xavier Bichat qui aurait eu besoin du nombre considérable de 600 cadavres pour écrire son ouvrage Anatomie descriptive. Louant un huit pièces au second étage d’un immeuble d’habitation près de la place Maubert, il recevait ses étudiants par le grand escalier, les fournisseurs macabres passaient plus discrètement par l’escalier de service. Le « ravitaillement » était une grande source d’inquiétude et de méfaits. Les décédés de l’Hôtel-Dieu ne pouvant suffire, les fosses communes des cimetières des pauvres étaient visitées nuitamment, en dépit des riverains et des familles qui tentaient de s’opposer à ces profanations qui n’en étaient pas aux yeux des praticiens car la science primait, surtout, serait-on tenté d’ajouter, lorsque les victimes étaient miséreuses. (Pour la petite histoire, le cimetière Sainte-Catherine, dit aussi de Clamart, un des grands pourvoyeurs, était situé à quelques dizaines de mètres de la Fondation Napoléon). Même les plus grands noms de la médecine mettaient la main à la bèche. Le docteur Dubois, ancien de l’expédition d’Egypte et futur chirurgien-accoucheur de l’impératrice Marie-Louise fut pris en flagrant délit, le 29 décembre 1791 à 3 heures du matin, dans un fiacre débordant de cadavres, cinq en tout. Couvert par un autre chirurgien, il en fut quitte pour un simple interrogatoire. Six ans plus tard, c’est au tour de Bichat, en compagnie d’un garçon d’amphithéâtre et d’un étudiant, de se faire prendre au cimetière de la ci-devant rue Royale après la fermeture des portes. Ils avaient l’intention d’enlever six cadavres. Là encore, pas de suite judiciaire. En Angleterre, pays qui connaissait une pénurie et des coutumes identiques, les fouilleurs de corps étaient surnommés les ressurectionnistes.
Mais tout cela commençait à faire désordre, sans parler des membres que l’on retrouvait aux pieds des bornes des rues jetés comme de vulgaires déchets, et des odeurs pestilentielles qui s’échappaient des salles de dissections. En 1799, un arrêté de police rendit obligatoire « la réintégration dans les cimetières des débris » au nom de la décence et de la salubrité. Plus tard, le Préfet de police Dubois soumit les amphithéâtres privés à une série de réglementations contraignantes relatives à leur propreté, jusqu’à leur fermeture définitive en 1813 par une circulaire signée du nouveau préfet, Pasquier. Désormais seules les salles de dissection de la Faculté de Médecine accueilleront les cours d’anatomie.

Cette réforme rendue nécessaire par le laisser-aller et l’absence de respect des corps avait été accélérée en plus haut lieu par une affaire qui fut étouffée, car elle n’aurait pas manqué de créer une vive émotion dans l’opinion publique. Un rapport du commissaire de police du 4e arrondissement de l’époque (soit le 1er actuel et un peu du IIe) parvint au préfet qui en fit mention à l’Empereur le 6 mars 1811 : un commerce de graisse humaine venait d’être mis à jour ! Pratiqué par quatre garçons d’amphithéâtre qui arrondissaient ainsi leur fin de mois, le trafic était destiné aux charretiers pour graisser les roues des voitures, mais surtout aux émailleurs, dont le travail nécessitait une flamme égale obtenue par la combustion des huiles jaunes fluides issues des résidus des tissus adipeux des chevaux, des ânes … et des humains. A vrai dire, tout le monde dans l’univers médical connaissait cette pratique, très ancienne, et les intéressés eux-mêmes n’en faisaient pas mystère. Mais les temps avaient changé, la mansuétude avait fait place à l’interdit. Les employés furent incarcérés, mais relâchés au bout de six mois, car leur présence était jugée nécessaire par la Faculté. Témoins de l’affaire, les médecins Arcet et Parrent-Duchatelet la révélèrent vingt ans après, au détour d’un plaidoyer pour une médecine moderne paru dans les Annales d’Hygiène publique et de Médecine légale, en rapportant une anecdote crépusculaire : « Lors du mariage de Napoléon avec Marie-Louise, nous les avons vu préparer, avec cette graisse, solidifiée par un mélange de suif, des quantités considérables de lampions qu’ils ont vendus aux épiciers voisins, et qui ont servi à l’illumination de la faculté de médecine et du palais du Luxembourg ». Assertion basée sur des faits réels ? Ou élucubration engendrée par le désir de dramatiser l’affaire, de noircir la légende napoléonienne ? En l’absence d’autres témoignages, il est impossible de tirer des conclusions définitives.
Quoi qu’il en soit, on ne peut que constater le bégaiement de l’histoire, et la persistance des comportements humains face à l’appât du gain.
Chantal Prévot, janvier 2020
Chantal Prévot est responsable des bibliothèques de la Fondation Napoléon