Une chronique de Chantal Prévot : « Les femmes qui lisent sont dangereuses »

Auteur(s) : PRÉVOT Chantal
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La raison veut que chaque sexe soit à sa place, et s’y tienne. Les choses vont mal, quand les deux sexes empiètent l’un sur l’autre. La lune et le soleil ne luisent pas ensemble. Ainsi s’exprimait en 1801, avec conviction et quelque peu de poésie, un certain S** M**, dans un pamphlet qui a gardé sa notoriété, ne serait-ce que pour son titre provocateur : Projet d’une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes.

 

Une chronique de Chantal Prévot : « Les femmes qui lisent sont dangereuses »
Chantal Prévot © Fondation Napoléon / Rebecca Young

L’auteur se cachait mal sous ses initiales, Sylvain Maréchal était bien connu : il participait depuis quelques années à la scène littéraire et politique. Formé dans le cercle philosophique avant-gardiste du philosophie Helvétius, il fut un membre de la Conjuration des Égaux de Gracchus Babeuf en 1796-1797, préconisant une réforme radicale de la société considérée comme les prémices de l’idéologie communiste. Cet ardent défenseur de l’égalité entre individus arrêtait cependant ses revendications au seuil des différences hommes-femmes. Il considérait que la seule destinée féminine se résumait à être épouse et mère, à vivre en son intérieur. La vie publique et le génie étaient une position et une qualité réservées aux êtres masculins.

La conviction de supériorité masculine était si fortement ancrée en cette époque que cet ultra babouviste poussa son raisonnement à son extrême : comme rien n’est plus laid qu’un homme singeant la femme, si ce n’est une femme singeant l’homme, dès lors à quoi bon instruire les filles ? Le danger était immense, ces fleurs d’innocence, ces vierges, commenceraient à perdre de leur velouté, de leur fraîcheur et se livreront au libertinage, à la médisance, et même, horreur, à l’amour-propre. Qu’elles babillent et s’en tiennent à la quenouille.

La diatribe, assortie d’une parodie de loi, était présentée comme le moyen le plus adapté pour protéger les faibles femmes en les plaçant sous le bouclier de la Raison (la Raison étant une entité assez vaste pour l’étendre à l’envie). Maréchal énumérait cent treize arguments, puisant dans les écrits hébraïques, antiques, des Lumières, tous interdisant l’instruction aux compagnes de l’homme. C’était un véritable catalogue de tous les préjugés en vigueur : l’accès au savoir qui commençait par la lecture, pouvait rendre in fine les femmes stériles, assécher leur cœur par un abrutissement intellectuel au-dessus de leurs forces.

Le texte était outré, versant parfois dans la farce populaire, mais il plut à un grand nombre de lecteurs et de lectrices, telle cette dame Bernier (paradoxalement après l’avoir lu) qui estimait elle aussi que la destination des femmes est de faire le bonheur domestique de l’homme, ce en quoi elle se rangeait à l’opinion générale de l’époque. La confusion à bon escient entre « femme pédante » et « femme savante » était soigneusement entretenue.

La polémique prit un peu d’ampleur, reflet des réactions violentes face aux quelques revendications d’émancipation féminine, aux élans littéraires et artistiques de femmes artistes, aux demandes de participation à la vie politique et aux appels pour être armées. Elle jaillit dans l’ébullition révolutionnaire et la quête d’égalité. Les hommes de pouvoir et de pensée s’en étaient figés d’effroi (à l’exception notable de Condorcet et dans une moindre mesure de quelques députés soucieux d’instruction pour forger des mères républicaines). Ils redoutaient plus que jamais d’entrer en rivalité avec la moitié de la population. Le poète Lebrun Pindare, imminemment célèbre à son époque, refoulait les Belles qui veulent devenir poètes, en assénant : Inspirez mais n’écrivait pas ! Car la Nature (cette autre entité philosophique aux contours mobiles) chère aux Lumières, exigeait que la femme demeure naïve, idiote, toute occupée aux soins du ménage et des siens. Physiologiquement et mentalement plus fragile, elle devait consacrer ses vertus à plaire à son mari et à élever ses enfants. Une bonne mère républicaine n’avait que faire de la science et d’une instruction soignée. Servante de son maître, elle devait lire dans les yeux de son mari, et c’était là sa seule lecture, ses moindres désirs. Comme le résumait le moraliste Chamfort, Il paraît qu’il y a dans le cerveau des femmes une case de moins, et dans leur cœur une fibre de plus que chez l’homme.

La principale contradictrice du pamphlet, autrice d’une réponse imprimée, Madame Gacon-Dufour, femme de lettres, émancipée pour l’époque, passionnée d’économie domestique, était par ailleurs… une proche de Maréchal. Ils s’étaient connus sous l’Ancien Régime, partageant le même goût des choses rurales. Leur amitié dura jusqu’au décès du révolutionnaire en 1803, pour lequel elle rédigea un vibrant éloge funèbre ; il avait lui-même salué quelque temps auparavant les qualités de l’autrice. C’est à se demander s’il n’y eut pas une connivence entre les deux amis, une forme d’ambiguïté née d’un jeu de salon : affûtons nos raisonnements, portons-les jusqu’au bout et voyons qui l’emportera. Ce qui pourrait être un défi rend le texte de Maréchal délicat à utiliser dans sa totalité, balançant entre vérité et outrance. Ainsi, reprenant la citation de l’image de la lune et du soleil, elle se demandait si l’astre lumineux ne serait pas en réalité une femme dont les dons de la nature auraient été relevés par une bonne instruction lui donnant un bel éclat.

La seconde contradictrice indignée, Albertine Clément-Hémery, était plus engagée dans la lutte pour l’émancipation des femmes. Journaliste, elle dirigea des journaux sous la Révolution. Sa réponse Les femmes vengées de la sottise d’un philosophe du jour était encore plus vive et piquante. Elle trouvait la litanie parfaitement ridicule. En effet, quel était l’intérêt d’un argument tel que (pris au hasard) : La Raison veut que les femmes n’apprennent point à lire aux astres : qu’elles comptent les œufs de la basse-cour, et non les étoiles au firmament ! Que répondre à : Qu’il y a scandale et discorde dans un ménage, quand une femme en sait autant ou plus que le mari, si ce n’est que Cela prouve l’égoïsme des hommes qui veulent toujours primer. Et cela, quel que fût leur positionnement sur l’échiquier politique.

Chantal Prévot, responsable des bibliothèques de la Fondation Napoléon (8 mars 2024)

(Ces trois textes ont été réédités en 2007 par l’éditeur L’Harmattan dans un seul ouvrage : Contre le projet de loi de S.M. portant défense d’apprendre à lire aux femmes par une femme qui ne se pique pas d’être femme de lettres, est en annexe de : S. Maréchal, Projet d’une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes, 1801, suivi des réponses de Marie-Armande Gacon-Dufour et Albertine Clément-Hémery.)

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