Une chronique de Chantal Prévot : « Les masques mortuaires de Napoléon »

Auteur(s) : PRÉVOT Chantal
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Il y a quelques années déjà, le regretté Bernard Chevallier m’avait prévenue : « Quand on met un doigt dans l’affaire des masques mortuaires de Napoléon, on y laisse tout le bras ». Sans être devenue manchote, je dois avouer que la mise en garde reflétait une bonne connaissance du dossier. Car depuis, la pile de photocopies, d’articles, d’extraits de catalogues de vente, glanés tout au long des recherches, n’a cessé de s’élever. En effet, sur le terreau fertile des légendes napoléoniennes, l’ultime visage de l’Empereur, pris sur son lit de mort, constitue un champ d’études en forte croissance et d’une grande variété. C’est certainement là, l’aspect le plus piquant de la controverse. Alors que les masques mortuaires d’autres personnalités, tant historiques qu’artistes, sont banalement uniques et posent peu de problèmes d’authentification, celui de Napoléon offre une large gamme de possibles et des imbroglios de théories relevant parfois du complotisme.

Une chronique de Chantal Prévot : « Les masques mortuaires de Napoléon »
Chantal Prévot © Fondation Napoléon / Rebecca Young

Coupons court aux mystères mal ou faussement entretenus : à l’état actuel des connaissances, l’exemplaire le plus proche de la première empreinte est le masque Antommarchi-Azémar, conservé au musée du château de Malmaison.

Masque mortuaire de Napoléon, Antommarchi-Azémar © RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) / André Martin
Masque mortuaire de Napoléon, Antommarchi-Azémar © RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) / André Martin

Il ne s’agit pas de l’original (le mythique original !) parce que les morceaux qui le constituaient, en plâtre granuleux tout juste sorti d’un four à chaux saint-hélènien, furent brisés. La partie centrale, subtilisée par Antommarchi ou Mme Bertrand, dut être cassée pour démouler un masque complet digne de l’Empereur ; les parties périphériques, reprises par Burton, sans qui nulle empreinte n’existerait, finirent fracassées par ce dernier, dépité de s’être laissé berné par le clan français.

Seuls donc les yeux, le nez et la bouche reflètent la vérité du visage mais nous offrent tout de même à voir les traits les plus caractéristiques de l’Empereur défunt. Les pourtours résultent d’une reconstitution tenant sans doute plus de l’œuvre artistique que de la véracité, ce qui était courant alors dans l’élaboration des masques mortuaires. Cet objet funéraire avait en effet pour vocation première de servir de base à un buste commémoratif, mais le sculpteur Canova pressenti pour l’exécution, trop malade, n’eut pas le temps de la réaliser.

Il reste donc cette relique (un terme à entendre presque au sens religieux), qui a été reproduite tant de fois, devenue un motif de décoration de salons et de bibelots au XIXe siècle, en plâtre, en bronze, en marbre, grandeur nature, en réduction. Mais la fascination ne s’arrête pas là. Depuis deux siècles, elle est si forte que le recensement des exemplaires présentés comme étant le seul et le vrai original s’étend d’un énième surmoulage en plâtre de l’archétype Antommarchi à une figure plus empâtée et tourmentée, et ose même le papier mâché ou encore la cire. L’attrait pécuniaire y joue aussi un rôle non négligeable, car les enchères peuvent s’envoler. Et au-delà de ces visages, où avouons-le, on peine parfois à reconnaître le portrait de Napoléon tel qu’il fut fixé par les peintres, se nichent des récits explicatifs rocambolesques et souvent abracadabrantesques. Les lacunes dans la narration au sujet de la recherche du matériau sur l’île, de l’exécution de l’empreinte à Longwood, du départ pour l’Europe, du façonnage des premiers exemplaires à Londres, laissent place à toutes les interprétations, à toutes les imaginations. De plus, les mensonges ou tout du moins les arrangements avec la réalité de la part d’Antommarchi et le peu de curiosité manifesté par les témoins de l’exil pour le devenir de l’objet n’aident pas à une compréhension sereine et entière.

Sans nul doute, le magnétisme de ce masque va continuer longtemps à aimanter intérêts et partis pris. Parce qu’il concentre tout à la fois la séduction de ce que serait le visage réel de Napoléon en l’absence de photographie, des sentiments d’attrait ou de répulsion, un soupçon de mystère et le parfum délétère de la mort.

Chantal Prévot, responsable des bibliothèques de la Fondation Napoléon (mars 2025)

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