Arrivé à Paris en mai 1795, le général d’artillerie Napoléon Buona-Parte (comme l’écrivait Le Moniteur), auréolé de la victoire à Toulon, mais sans le sou, vivait des heures d’atermoiements. Refusant une mutation dans l’armée de l’Ouest, échafaudant un plan de campagne en Italie, Bonaparte musardait en compagnie de ses amis Junot, Marmont, Muiron et Bourrienne. Bientôt rayé de la liste des officiers généraux, il songea même à prendre du service en Turquie. Vivant chichement, il avait dû louer une chambre au Cadran bleu, une mesquine maison garnie tenue par le sieur Lopin, rue de la Huchette (section des Thermes, aujourd’hui dans le 5e arrondissement). Rien à voir avec le renommé restaurant Cadran-bleu sis rue du Temple, un établissement à la mode qui recevait le monde fourmillant des littérateurs et autres écrivassiers. Non, le sien était l’un de ces nombreux éponymes réservés depuis longtemps à la classe laborieuse et qui devaient leur appellation à la restauration en 1585 de l’horloge de la tour du Palais de justice, enduite tout en bleu et semée de fleurs de lys. La rénovation avait été si réussie et si plaisante que le « concept » devint une enseigne commune pour les hôteliers et autres limonadiers. Peint sur des panneaux de bois, le cadran indiquait aux passants que la maison proposait gîte et parfois couvert. En 1817, on ne comptait pas moins de trente-et-un hôtels garnis recensés à ce nom, proposant des lits pour les marchands et les voyageurs, les ouvriers et les maçons.
Traînant sa mélancolie et réprimant son impatience, Bonaparte s’établit ainsi pour trois francs la semaine entre Quartier latin et Seine, dans des ruelles curieuses, disgracieuses, mais bouillonnantes de vie. Rien qu’à la Huchette, plusieurs fourbisseurs (armuriers), loueurs de voitures et chevaux, marchands de vins, et seuls dans leur échoppe, chaudronnier, cordonnier, traiteur, mercier, serrurier, fondeur, fontainier et tailleur faisaient résonner tout le jour cris et chahut. Ceint par ce tumulte, attentif, le jeune général prenait le pouls de la capitale. Sorti du quartier, au théâtre et au Palais-Royal, il côtoyait les Incroyables et les Merveilleuses ; chez les Permon, amis de la famille, il écoutait les discussions sur le Directoire ; dans les salons et les fêtes du faubourg Saint-Germain, il croisait des banquiers, des financiers et des politiciens. Les « jours sans », attablé chez Cuisinier – le bien nommé –, près du pont Saint-Michel, devant son plat à quelques sous, il entendait les rumeurs et les peurs des petites gens, la famine qui guettait, les aspirations à une nouvelle révolte. Sa vie privée n’était guère plus brillante, elle s’étiolait. L’idylle méridionale baignée de soleil avec Désirée Clary s’assombrissait. Seul et désœuvré dans sa modeste chambre, il écrivit un roman, Clisson et Eugénie, pour mettre un point final et sublimer cet amour de jeunesse. Comme nous le savons, l’attente prit fin le 13 vendémiaire devant l’église Saint-Roch. Le nouvel homme fort du régime quitta rapidement le Cadran bleu pour une adresse plus conforme à sa nouvelle situation, le boulevard des Capucines. Il ne revint jamais dans le quartier des Thermes. Sa destinée avait pris un autre chemin.
On aime à imaginer le retour des fantômes sur les lieux où ils ont vécu. Que penserait aujourd’hui le revenant au destin si singulier devant le 10 rue de la Huchette, levant les yeux sur la fenêtre de sa chambre, au 3e ou au 4e étage ? Jusqu’aux années 1960, le café Au petit Caporal au rez-de-chaussée et des étudiants dans les étages perpétuèrent sa vocation de débit-hôtel bon marché. De nos jours acquis à la mondialisation, le Cadran bleu est devenu une crêperie, rencognée entre une taverne grecque et un pub irlandais, en face d’un kébab et d’un restaurant italien au nom vraisemblablement aguicheur, le Gigolo. Toutes des gargotes qui proposent le tour de la planète des cuisines peu chères et bien graisseuses pour touristes. Mais le lieu garde une âme singulière, entre histoire et vulgarité, entre agitation et kitch. Et pour finir si vous permettez encore quelques mots sur la rue de la Huchette et Bonaparte. Au numéro 14, survit un vestige décoratif, une ride du passé qui peut encore rattacher la rue aux anciennes années du XVIIIe siècle et à ses habitants : le médaillon au-dessus du numéro 14. En son centre, on devine la lettre Y dont le dessin est presque effacé. Ce caractère de l’alphabet raconte qu’ici se tenait une mercerie. En effet, c’est une enseigne-rébus dont le sens s’est perdu : la lettre Y se prononce « i grec », à entendre comme « lie-grègue » une expression remontant au Moyen Âge qui désignait un lacet de fixation entre les hauts-de-chausses (appelées grègues) et la culotte. Un objet, entre autres, vendu par les merciers. Par jeu de mot et convention, la lettre fut acquise à la corporation.
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Chantal Prévôt, Septembre 2021
Chantal Prévôt est responsable des bibliothèques de la Fondation Napoléon