Une chronique de Charles-Éloi Vial : à quoi rêvaient les évêques sous l’Empire ?

Auteur(s) : VIAL Charles-Éloi
Partager

Le 16 décembre 2022, la maison Chayette et Cheval a mis en vente un manuscrit provenant de Gaspard-André Jauffret (1759-1823), évêque de Metz puis archevêque d’Aix-en-Provence sous l’Empire, par ailleurs vicaire général de la Grande aumônerie de l’empereur et confesseur de Marie-Louise, dans lequel le prélat a noté le résumé de 183 rêves, faits de 1788 à 1806. Grâce à la générosité des Amis de la Bibliothèque nationale de France, ce document a pu intégrer les collections du département des Manuscrits, qui jusqu’à présent ne conservait, il faut bien le dire, que fort peu de manuscrits oniriques, si ce n’est dans les fonds du XXe siècle, tels ceux laissés par Marie Bonaparte, ou encore par quelques surréalistes bien éloignés des études napoléoniennes.

Une chronique de Charles-Éloi Vial : à quoi rêvaient les évêques sous l’Empire ?
Charles-Éloi Vial © D. R.

Comment dès lors justifier l’acquisition de ce petit volume de 134 pages, certes joliment relié en parchemin orné de filets et fers dorés ? Du point de vue du conservateur, il s’agit avant tout d’une volonté de compléter un corpus, celui des archives de Mgr Jauffret, conservées au département des Manuscrits. Un tel volume pourrait intéresser les éventuels biographes de ce digne prélat, mais aussi les historiens des sensibilités, dans la lignée des travaux de Jacqueline Carroy sur les rêves et leurs interprétations par les scientifiques et les philosophes (Nuits savantes. Une histoire des rêves, 1800-1945, EHESS, 2012), ou d’Alain Corbin, qui a publié en 2022 une Histoire du repos chez Plon.

Ce manuscrit pose surtout une question brûlante : pourquoi noter ses rêves ? Le cas de Jauffret est à ce titre étonnant, comme le montrent les phrases d’introduction. Cette habitude lui venait d’un pacte d’enfance, signé de son sang avec son frère cadet : le premier des deux à quitter ce monde s’engageait à contacter le survivant pour lui offrir ses révélations sur l’au-delà. Derrière l’histoire du rêve, se profile peut-être plus tristement une histoire du deuil, entretenu des années durant. Freud avait bien averti Stefan Zweig du danger de psychanalyser les morts, mais quand ceux-ci vous offrent une porte ouverte sur leur esprit, il est difficile de résister à l’envie d’y jeter un coup d’œil.

Certains rêves sont ainsi résumés sous la forme de petits textes allégoriques, écrits au fil des circonstances, parfois dans des périodes dramatiques : « 1789. Symbole de la colère de Dieu. Ciel pavé de briques enflammées. Sabliers ailés, images de la rapidité du temps ». Prêtre réfractaire, contraint de se cacher sous la Terreur et jusqu’au début du Directoire, il rêve dans la nuit du 1er au 2 décembre 1794 d’un serpent « horrible à voir faisant le tour de la maison de campagne où il est né. Une voix lui a dit : il te cherche pour te dévorer ! » Après son retour à Paris, un de ses rêves traduit ses espoirs, noté dans la nuit du 8 au 9 novembre 1797 : « Je vois en songe le général Bonaparte. Je l’exhorte à sauver la France. J’ajoute : Aimez-vous la religion catholique ? Le général me répond : Oui, beaucoup, je lui donne le baiser de paix. Je m’éveille, craignant que le songe ne soit qu’une illusion ».

Certains rêves montrent aussi son aspiration à la sainteté, qu’il doutait d’atteindre un jour, comme ici, dans la nuit du 7 au 8 juillet 1798 : « André vit en songe un cercle lumineux au-dessus de sa tête […]. Le mot croire se trouve inscrit au milieu de ce cercle. Une voix s’est fait entendre, celle de Dieu lui-même : Heureux l’homme qui possède cette vertu ! » En mai 1803, il vit encore en rêve saint François de Sales et saint Vincent de Paul, « mais non radieux, tristes dans leurs regards, et sévères, comme s’ils lui reprochaient d’être fort au-dessous de leur attente ». Sous le Consulat et l’Empire, d’autres rêves font peut-être surtout état de ses préoccupations quotidiennes : il voit ainsi dans son sommeil la cathédrale de Lyon, qu’il fréquente comme vicaire général du cardinal Fesch, s’imagine en train de prêcher ou tentant de convertir un jeune homme « tenté de philosopher », et se retrouve parfois tourmenté par des visions de bûchers.

Enfin, tous les rêves ne méritaient peut-être pas d’être transmis à la postérité. Un neveu de Jauffret avoue dans une note à la fin du volume avoir supprimé quelques passages, « lesquels m’ont offert d’étonnants symboles des deux états si divers du juste et du pêcheur, lesquels encore m’ont montré sous mille faces diverses les ravages que le péché fait dans les âmes ». Il ne s’agissait peut-être pas du péché de chair, mais de celui de l’ambition, si courant sous l’Empire, que le neveu décrit en des termes sibyllins : « Le vain désir d’un homme qui se trouvant assis à la table d’un prince où il n’a songé qu’à satisfaire sa gourmandise, voudrait encore jouir de son appétit et déguster des plats lorsque tout est desservi ». Dès 1814, Jauffet dut retourner à Metz, et abandonner l’archevêché d’Aix, dont il avait pris possession en 1811 sans recevoir l’investiture de Pie VII prisonnier à Savone. Il avait peut-être rêvé d’un chapeau de cardinal sous l’Empire, mais après son ralliement aux Cent-Jours, il fit définitivement une croix sur ses ambitions et préféra terminer ses jours loin de la cour des Tuileries où il avait certes servi Dieu… mais aussi l’Usurpateur.

Charles-Éloi Vial
Mai 2023

Archiviste paléographe, docteur en histoire, Charles-Éloi Vial est conservateur à la Bibliothèque nationale de France. Il a reçu le Prix Premier Empire 2017 de la Fondation Napoléon pour sa biographie  Marie-Louise(Perrin) et est l’auteur de nombreux autres ouvrages sur l’histoire du XIXe s. Il est membre du Cercle des ambassadeurs de la Fondation Napoléon.

Partager