Quand on travaille sur Napoléon, on pense d’emblée à quelques lieux emblématiques de la légende, à Malmaison, à Fontainebleau, aux champs de bataille dispersés aux quatre coins de l’Europe, à l’île d’Elbe ou à Sainte-Hélène. Mais il y a un périple qu’aucune agence de voyage n’osera jamais proposer aux touristes. C’est le voyage napoléonien le moins cher au monde. Il suffit de sortir du métro place Saint-Michel pour aller, à l’angle de la rue Saint-André-des-Arts, acheter une glace ou un panini. Là se trouvait autrefois le Café Cuisinier, où un jeune général maigrelet et sans emploi durant l’été 1795, déjeunait d’une tasse de café noir. Le lieu était connu des touristes au XIXe siècle, et le patron montrait volontiers la table en marbre où s’installait le futur conquérant. De là, on peut faire un tour sur les quais et longer la Seine. Napoléon a raconté plus tard qu’il était alors si pauvre qu’il avait brièvement songé au suicide.
Ensuite, on peut repasser par la place et le boulevard Saint-Michel, construits sous le Second Empire, pour s’engager dans la rue de la Huchette, où se trouve le clou de la visite : l’ancien hôtel du Cadran Bleu, autrefois le plus insalubre de Paris, où logea de juin à août 1795 le jeune général mis à pied. Il était presque seul alors, seul son frère Louis lui restant à charge. Ses amis Junot et Marmont avaient repris du service, il avait dû renvoyer son domestique, et il recevait de sa famille des missives alarmantes, tout le clan risquant de basculer dans la pauvreté. De sa quasi-fiancée Désirée Clary, rien, plus aucune lettre. Comme l’écrit un chroniqueur, il « était si maigre et [le] ventre si vide, qu’en mettant une chandelle derrière lui on aurait pu par-devant compter tous ses boyaux ».
L’immeuble n’a peut-être pas beaucoup changé : tomettes au sol, poutres apparentes, petit escalier tortueux, pièces minuscules, probablement des souris dans les coins. Les occupants actuels, touristes insensibles aux bruits de l’îlot Saint-Michel ou étudiants ravis de n’être qu’à deux encablures de la Sorbonne, n’imaginent pas qu’un personnage mondialement célèbre a un jour logé chez eux. Aux troisième et quatrième étages, les fenêtres à petits carreaux n’ont pas l’air d’avoir bougé, et les vitres sont peut-être bien les mêmes depuis la fin du XVIIIe siècle. Elles auraient donc reflété le Corse, peut-être en train de scribouiller son mauvais roman d’amour Clisson et Eugénie. Le général Bonaparte a finalement quitté ces lieux sans se retourner : les députés Barras, Fréron, Pontécoulant et Debry venaient de lui demander de travailler à un plan de conquête de l’Italie du Nord, dans les bureaux du comité militaire de la Convention. On est au seuil de l’épopée. Un pas de plus et arrivent Vendémiaire, Joséphine, Arcole et Rivoli.
Aujourd’hui, l’hôtel est devenu une crêperie. Il n’y a plus que les authentiques connaisseurs pour se rappeler cet épisode de la vie du jeune Bonaparte. Dans le quartier, les touristes se passionnent davantage pour l’histoire du jazz ou pour la Cantatrice chauve, même si le préposé aux crêpes confirme que quelques Japonais ou Américains lui demandent parfois si Napoléon habitait bien ici. Ils ne sont sans doute pas bien nombreux à lever les yeux vers cet ancien nid où logea le jeune Aigle, et ils le seront encore moins à l’avenir : la devanture était restée bleue, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à 2024… mais elle vient d’être repeinte en vert, effaçant le dernier souvenir du Cadran bleu. Après plus de deux siècles, Bonaparte est un peu moins chez lui rue de la Huchette : parfois, il suffit d’une petite touche de couleur pour que l’histoire s’oublie.
Charles-Éloi Vial, février 2025
Charles-Eloi Vial est conservateur au département des manuscrits de la BnF. Il a reçu le Prix Premier Empire 2017 de la Fondation Napoléon pour sa biographie de Marie-Louise (Perrin, 2017). Il a publié en janvier 2025 Les lieux de Napoléon, également chez Perrin.