Tout juste sorti de l’École des Beaux-Arts, désireux de s’éloigner de Paris et de l’atmosphère étouffante du Second Empire, recommandé par son père, célèbre dramaturge, il partit ainsi en mai 1860 à la suite d’Alexandre Dumas, pour ce qui devait être une croisière en Méditerranée. Le périple s’interrompit très vite, avec une longue étape en Sicile où l’écrivain insista pour se joindre aux troupes de Garibaldi, qui venait de prendre Palerme et s’apprêtait à renverser la monarchie des Bourbons de Naples, phase majeure dans l’unification de la Péninsule italienne. Brouillé ensuite avec Dumas, continuant son voyage en compagnie du célèbre photographe Gustave Le Gray, Lockroy arriva à Beyrouth, d’où il expédia au Monde illustré une série de reportages poignants, rédigés après les massacres de chrétiens maronites de la région du Mont Liban par les Druzes musulmans au mois de mars 1860, qui justifièrent l’envoi d’une expédition militaire par la France, destinée à rétablir l’ordre le temps de trouver une issue diplomatique au conflit. Lockroy prit ensuite part à la grande expédition archéologique organisée par Ernest Renan… avec le soutien financier de Napoléon III. Après plusieurs mois à explorer des tombeaux phéniciens et à parcourir les plaines désertiques et les montagnes du Liban, ses aventures orientales s’achèvent par une découverte de l’Égypte où il croisa le comte de Chambord, juste avant son retour en France en décembre 1861.
Le manuscrit du journal de Lockroy relate des aventures au jour le jour, mais il offre aussi une autre vision de la France impériale. Lorsqu’il rencontre Garibaldi à Palerme en mai 1860, ce dernier lui parle par exemple immédiatement de la haine que lui inspire l’Empereur des Français, protecteur des États : « Je surveille cet homme, je le guette comme le chien guette le renard, il veut, je crois, me donner un coup de Jarnac ». A Malte, Lockroy est enchanté de voir un théâtre populaire où un acteur excite l’hilarité de la foule en se déguisant en Napoléon III : « il s’était allongé le torse, il marchait en deux, raide comme un manche à balai, cassé au milieu ; il parlait moitié italien, moitié français, moitié allemand : ses phrases se terminaient ordinairement par : Sacrebleu ! Ich will prendere mon spada sacrebleu ! » Quelques mois plus tard, dans le village de Zouk Mikaël au Liban, il voit à nouveau une pièce de théâtre où apparait l’Empereur en véritable deus ex machina : « Napoléon III, coiffé d’un feutre gris, et ayant les pieds dans des bottes rouges, paraît à son tour, et par un moyen qui n’est pas expliqué, rend à la jeune fille tout ce qu’elle a perdu. L’empereur, la mère et tous les personnages dansent un cancan, qui finit la pièce ». Lockroy montre ainsi, bien involontairement, la notoriété immense de Napoléon III et le prestige de la France dans tout le pourtour méditerranéen, encore augmenté par l’envoi d’une escadre au Liban. S’il se moque du neveu, Lockroy n’oublie pas non plus l’oncle : il est ainsi ravi de croiser, au début de son voyage, le fameux comte de Maubreuil, qu’il décrit comme un spadassin engagé par Talleyrand pour assassiner Napoléon Ier en 1814. Plusieurs allusions à ses lectures montrent qu’il avait lu la Correspondance de Napoléon et l’Histoire du Consulat et de l’Empire de Thiers mais aussi Servitude et grandeur militaires de Vigny. Il surnomme affectueusement Ernest Renan « Vivant Denon », et compare le conflit en cours au Liban à la guérilla de la campagne d’Espagne. Les papiers de Lockroy, qui cite tour à tour Horace, Homère, Hugo et Lamartine, offrent ainsi le spectacle émouvant d’un étudiant à peine échappé du lycée, empli d’une culture purement livresque, qui gagne en maturité au contact des plus dures réalités de la vie.
Après un tel périple, Lockroy ne pouvait que faire une belle carrière : tour à tour ministre de la Marine puis de l’Industrie et du Commerce sous la Troisième République, il signa en 1887 la convention relative à la construction de la Tour Eiffel, décision majeure évoquée en ce moment dans une exposition aux Archives nationales. Son journal, publié pour la première fois en même temps que des dessins, des photographies, et des lettres adressées à ses parents, forment ainsi un extraordinaire témoignage sur les voyages et sur le goût de l’Orient au XIXe siècle, tout en dévoilant l’histoire inédite d’une jeunesse aventureuse sous Napoléon III.
Charles-Éloi Vial (novembre 2024) est archiviste paléographe, conservateur des bibliothèques et depuis 2012 en poste au département des manuscrits de la BnF, service des manuscrits modernes et contemporains. Il a reçu le Prix Premier Empire 2017 de la Fondation Napoléon pour sa biographie de Marie-Louise (Perrin, 2017). Il a également publié en janvier 2024 une biographie de Marie-Antoinette, chez Perrin.