Une chronique de Charles-Éloi Vial : Napoléon et Beaumarchais

Auteur(s) : VIAL Charles-Éloi
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Les liens entre le grand conquérant du XIXe siècle et le virtuose du théâtre du XVIIIe siècle finissant ne sont pas évidents, mais plusieurs documents, dont quelques-uns récemment redécouverts, méritent d’être cités. Ils soulignent, s’il en était besoin, l’intérêt de Napoléon pour le théâtre, mais font également ressortir les multiples facettes de Beaumarchais, aujourd’hui connu pour ses pièces éblouissantes, mais qui fut également homme d’affaires, espion et marchand d’armes.

Une chronique de Charles-Éloi Vial : Napoléon et Beaumarchais

Les catalogues des bibliothèques des palais impériaux ne mentionnent pas les œuvres de Beaumarchais, mais Napoléon eut l’occasion de les voir sur scène, peut-être dans sa jeunesse, lors de son séjour à Paris à l’automne 1786. On sait qu’il assista à une représentation d’Eugénie le 24 janvier 1803 au Théâtre-Français, et vit Le Mariage de Figaro le 19 février 1810. On joua le Barbier de Séville le 5 août 1810 sur l’ancien théâtre de Marie-Antoinette à Trianon, où la cour séjournait, mais ni Napoléon, ni Marie-Louise ne durent songer que l’infortunée reine y avait elle-même interprété le rôle de Rosine, en montant sur les planches une dernière fois le 19 août 1784, au début de l’affaire du Collier. Napoléon revit le Barbier le 8 juillet 1813 à Dresde, au palais Marcolini où il s’était installé après la victoire de Bautzen.

C’est à Sainte-Hélène que Napoléon parla le plus de Beaumarchais. Dans le Mémorial, il évoque son goût pour Racine et Corneille, mais aussi son dédain des pièces de Voltaire, « plein de boursouflures et de clinquant, ne connaissant ni les hommes ni les choses, ni la grandeur des passions ». Les personnages de Beaumarchais manquaient apparemment de grandeur à ses yeux, car il préférait les héros, les souverains et les capitaines victorieux aux valets et aux comtes oisifs du Barbier et du Mariage. Selon le Journal de Gourgaud, Beaumarchais l’intéressait non pas pour le comique de ses pièces éblouissantes, mais pour leur impact politique. Le Mariage de Figaro, par sa dénonciation de la société des privilèges, lui rappelait le contexte des dernières années de l’Ancien Régime et peut-être la frustration qu’il avait dû ressentir à l’École militaire de Paris, en côtoyant des rejetons des grandes familles de la cour, promis aux plus hauts grades et aux charges les plus prestigieuses en s’étant, comme le dit Figaro, seulement donné la peine de naître.

Devant Las Cases, Napoléon se rappela enfin que Beaumarchais avait plusieurs fois tenté de le contacter mais qu’il l’avait « constamment repoussé, en dépit de tout son esprit, lors de son Consulat, à cause de sa mauvaise réputation et de sa grande immoralité ». L’exilé commet ici une erreur, car Beaumarchais était mort le 18 mai 1799, alors qu’il se trouvait en Égypte. L’explication de son antipathie figure dans les Cahiers du général Bertrand, où l’on trouve un passage relatif aux activités de Beaumarchais comme marchand d’armes sous la Révolution, avec la fameuse affaire des « fusils de Hollande », achetés par l’écrivain pour le compte du gouvernement français, mais qui ne furent jamais livrés, le contraignant à s’exiler sous la Terreur. Le souvenir de ce fournisseur suspect d’avoir trahi la République pour s’enrichir ulcérait l’ancien artilleur, qui reproche plus loin au général Desaix d’avoir cherché à l’entraîner dans un des somptueux dîners que donnait Beaumarchais, fin 1797 ou début 1798. Il raconta à Gourgaud que l’écrivain cherchait à lui vendre son magnifique hôtel, situé dans le quartier de la Bastille, même s’il n’existe aucune preuve de ces échanges, qui auraient donné à l’ascension au pouvoir de Bonaparte un cadre bien plus somptueux que la modeste maison de Joséphine rue de la Victoire.

Le seul contact avéré entre les deux hommes tient donc en un document : une lettre de Bonaparte, du 11 germinal an VI (31 mars 1798), adressée à Beaumarchais, où il répond à un billet transmis par Desaix en promettant, de manière évasive, de saisir « avec plaisir toutes les circonstances qui se présenteront de faire la connaissance de l’auteur de la Mère coupable ». Les archives de Beaumarchais, entrées fin 2022 au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, ont pour l’instant livré la copie d’une autre lettre de Bonaparte, datée du 24 septembre 1800, et adressée à la veuve de Beaumarchais, où il se montre charmant. Assurément, des pièces manquent encore au dossier, mais ce fonds, riche de plus de 20 000 documents, n’a pas encore livré tous ses secrets.

En attendant d’autres découvertes, la BnF propose, dans la Rotonde du site Richelieu, une exposition retraçant la carrière théâtrale de Beaumarchais, sa portée révolutionnaire et sa postérité, la présentation des manuscrits les plus célèbres de l’auteur et de documents inédits tirés de ses archives, complétés par des gravures et des dessins, permettant de mieux comprendre pourquoi Beaumarchais fut un auteur capital pour Bonaparte, qui avait cru voir sur scène, comme bon nombre de jeunes gens de la génération de 1789, « la Révolution, déjà en action ».

► Exposition Beaumarchais : le théâtre et la liberté, commissariat Manon Dardenne et Charles-Éloi Vial, Paris, Bibliothèque nationale de France, Rotonde du site Richelieu, 27 avril – 6 octobre 2024.

Charles-Éloi Vial (septembre 2024) est archiviste paléographe, conservateur des bibliothèques et depuis 2012 en poste au département des manuscrits de la BnF, service des manuscrits modernes et contemporains. Il a reçu le Prix Premier Empire 2017 de la Fondation Napoléon pour sa biographie de Marie-Louise (Perrin, 2017). Il a également publié en janvier 2024 une biographie de Marie-Antoinette, chez Perrin.

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