Une chronique de Charles-Éloi Vial : Napoléon et les grenouilles

Auteur(s) : VIAL Charles-Éloi
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La scène devait être particulièrement solennelle : dans la salle du trône du palais des Tuileries, vers midi le 5 juin 1806, l’Empereur s’apprêtait à recevoir l’ambassadeur Gerard Brantzen, l’amiral Charles-Henri Verhuell, le ministre des Finances Alexander Gogel, les conseillers d’État Jan Van Styrum et William Six, venus offrir la couronne de Hollande au prince Louis Bonaparte, avec à ses côtés la nouvelle reine, la belle et timide Hortense. L’événement n’a été immortalisé par aucune peinture, mais le Journal de l’Empire du 7 juin a donné un récit minutieux de ce couronnement d’un genre nouveau, où les ambassadeurs extraordinaires d’une République théoriquement indépendante, vinrent demander eux-mêmes à se placer sous « la glorieuse protection » de l’empereur des Français, qui déclara à son frère : « Prince, régnez sur ces peuples […]. Entretenez dans vos nouveaux sujets des sentiments d’union et d’amour pour la France. Soyez l’effroi des méchants, et le père des bons ».

Une chronique de Charles-Éloi Vial : Napoléon et les grenouilles
Charles-Éloi Vial © D. R.

Dans les papiers du général Charles de Flahaut, conservés aux Archives nationales (565AP 19), se trouve une curieuse note sur ce qui se serait réellement passé ce jour-là. Le premier rôle ne revient pas à Napoléon, Louis ou Hortense, mais au petit Napoléon-Louis-Charles, né en 1802 et mort en 1807, alors par défaut héritier du trône impérial. Il s’agissait sans doute d’une occasion inespérée d »apprendre à ce jeune prince à se tenir en public.

La note n’est pas de Flahaut, mais d’une écriture plus féminine, peut-être d’une dame du palais de l’entourage d’Hortense, dont le général fut un temps l’amant. Laissons-lui la parole :

Lorsque Napoléon en grand costume eut accueilli la demande des États, il fit venir le prince et la princesse Louis qui furent reconnus pour rois et reine d’Hollande. La nouvelle reine tenait par la main son fils âgé de cinq ans, devenu prince héréditaire, enfant charmant, mort depuis, et dont on soignait beaucoup d’éducation. Sa mémoire était fort cultivée, il apprenait chaque matin des vers que l’empereur lui faisait souvent répéter. Quant la cérémonie de cette présentation du nouveau roi aux États et des députés au roi fut finie, on se mêla un peu dans le salon. L’empereur s’assit, et, je crois, pour distraire tout le monde, il se mit à jouer avec l’enfant ; tout en jouant il lui dit : « Qu’as tu appris aujourd’hui ? – Une fable, mon oncle. – Dis-nous-la » Et le petit de partir avec cette voix grêle et pointue des enfants : « Les Grenouilles qui demandent un roi ». L’étonnement causa un silence général, le petit continua : « Les grenouilles se lassant de l’état démocratique, par leurs clameurs firent tant, que Jupin les soumit au pouvoir monarchique ». La nouvelle reine était rouge, embarrassée, Napoléon garda son sérieux quelque temps, mais il finit par [un] de ces rires fols qu’on ne peut contenir, et le soir on ne parla pas d’autre chose.

On s’en souvient, la fable de La Fontaine décrivait des batraciens, « gent marécageuse, gent fort sotte et fort peureuse », désireux d’être gouvernés, recevant d’abord de Jupiter un soliveau – un bête et inoffensif tronc d’arbre – avant de protester et de réclamer aux Dieux un souverain plus actif, l’Olympe leur envoyant finalement une grue vorace qui les gobe tous. On ne pouvait imaginer pire comparaison pour le peuple hollandais, ni fable plus embarrassante pour un avènement royal. Quand on connaît la suite de l’histoire, l’abdication du pacifique « soliveau » Louis en juillet 1810 et le rattachement arbitraire de la Hollande à la France, force est de reconnaître que La Fontaine n’avait jamais été aussi prophétique.

Charles-Éloi Vial
Juillet 2023

Charles-Éloi Vial est archiviste paléographe, conservateur des bibliothèques et depuis 2012 en poste au département des manuscrits de la BnF, service des manuscrits modernes et contemporains. Il a reçu le Prix Premier Empire 2017 de la Fondation Napoléon pour sa biographie de Marie-Louise (Perrin, 2017) et est l’auteur de nombreux autres ouvrages sur l’histoire du XIXe s.

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