Existant depuis le XIVe siècle, la compagnie d’arquebusiers, canonniers et couleuvriniers fut instituée comme confrérie d’armes (sous l’égide de Sainte-Barbe) par l’échevinage de la ville, le 2 mai 1483. Les confrères bénéficiaient de subsides communaux pour entretenir leurs armes, leur uniforme, financer les banquets de la Sainte-Barbe et, surtout, entretenir leur propriété dont les revenus fonciers conséquents représentaient la majeure partie de leurs recettes annuelles. La Révolution française vient faire rupture dans leur histoire par l’abolition de leurs privilèges et leur intégration dans la Garde nationale en tant que simples « canonniers volontaires ». La privation de ce qui faisait leur identité (saisie de leur hôtel et de leurs archives) suivie de leurs actions héroïques lors du fameux siège, furent au cœur des discours adressés à Napoléon par les notables : les canonniers auraient « sauvé » la République, cette dernière se doit, par son représentant, de les indemniser en leur rétribuant ce qu’on leur avait pris. Le décret du 13 Fructidor va dans le sens de cette requête.
Le bataillon, composé de 123 volontaires désignés par la municipalité, et commandé par des officiers élus par ses membres, fonctionne de nouveau avec son propre règlement organique et son propre conseil d’administration. Le corps retrouve sa dimension corporatiste en se voyant céder l’ancien couvent des Urbanistes en guise de nouvel hôtel (décret impérial du 21 juillet 1804). Les canonniers s’y réunissent régulièrement, tant pour festoyer que pour élire leurs officiers, gérer la propriété ou s’exercer au tir au fusil et aux manœuvres. Par cette initiative, Napoléon Ier veut ainsi inscrire son nom dans l’histoire de ce corps traditionnel. L’Empire est alors célébré par ces canonniers, notamment lors des fastes de la Sainte-Barbe (4 décembre) ou de la Saint-Napoléon (15 août) par des chants et des discours élogieux. Un lien fort et indéfectible devait lier l’Empereur, les canonniers et, à travers eux, les citoyens lillois.
Cependant, la réputation du régime se dégrade progressivement entre 1804 et 1815. Flattés de l’intérêt porté par le Grand Homme à leur égard – en réalité de façade – les canonniers sont alors confrontés à plusieurs désillusions. La première survient dès le mois de novembre 1804 lorsque le ministre de la Guerre, le futur maréchal Berthier, leur informe qu’aucune délégation du corps n’est acceptée pour le sacre du 2 décembre. La seconde concerne les canons d’honneur promis par le Premier Consul au bataillon (article 3 du décret du 13 Fructidor) qui n’arrivent jamais à destination malgré plusieurs réclamations. Ceux dont les canonniers se servent pour leurs d’entraînements, prêtés par la direction de l’artillerie de Lille, sont finalement troqués comme étant ceux tant attendus à la fin de l’année 1805.
Ceci traduit un rapide désintérêt du régime envers le bataillon d’artillerie qui se croyait appartenir à une élite militaire nouvelle qui dépassait le cadre communal. En 1809, les pertes subies par le corps lors de la campagne de Walcheren (60 malades, 15 morts) accentuent les critiques des canonniers et de la bourgeoisie lilloise envers l’Empereur dont la seconde visite (22-24 mai 1810) n’obtint pas le même succès qu’en 1803. Les lourdes réquisitions d’hommes dans l’agglomération pour les différentes campagnes de Russie et de Saxe aggravent encore l’impopularité de celui qui n’est plus vu comme le « Restaurateur de la Paix » mais bien comme le faiseur de guerre.
Durant la campagne de France de 1814, les canonniers mettent la ville en état de siège sans faillir aux ordres des autorités impériales. Dès lors où l’Empire s’effondre, ils troquent leur cocarde tricolore et l’aigle de leur plaque de shako pour la fleur de lys des Bourbons. Paroxysme de cette rupture, plusieurs officiers du corps des canonniers s’insurgent lors du retour de l’Empereur l’année suivante et constituent autour d’eux plusieurs groupes armés pour marcher sur la capitale et arrêter « l’Usurpateur ». Le ralliement des corps constitués à l’Empire restaurée le 20 mars 1815 oblige les insurgés, arrivés jusqu’à Compiègne, à rebrousser chemin et à rentrer dans le rang. Après Waterloo, la population lilloise réaffirme son attachement à Louis XVIII, le bataillon des canonniers sédentaires ne fait, évidemment, pas exception. République, Empire ou Royaume, le corps des canonniers lillois n’a jamais cessé d’être fidèle qu’à une seule entité : la ville de Lille, ses habitants et ses intérêts, ce qui explique sa longévité de cinq siècles et ses allégeances politiques variables.
Charles Revercez (juin 2025), historien diplômé d’un master d’Histoire des relations internationales, des guerres et des conflits à l’Université de Lille. Spécialiste de la Garde nationale sous le Consulat et l’Empire et sur l’histoire militaire dans le Nord de la France.