Une chronique de Claude Collard : rencontre mondaine et création de Sciences Po

Auteur(s) : COLLARD Claude
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La Princesse Mathilde, cousine de Napoléon III, icône du Second Empire, tenait salon. Écrivains célèbres, politiques influents, banquiers importants se bousculaient dans son bel hôtel particulier de la rue de Courcelles à Paris.
Émile Boutmy, jeune journaliste, fréquentait le salon de la princesse Mathilde grâce à Émile de Girardin, son parrain, le puissant patron du journal La Presse.
Dans le salon de Mathilde, Émile va tisser des liens étroits avec la haute société parisienne qui, le jour venu, le soutiendra dans la réalisation de son projet : la création d’un établissement d’enseignement supérieur promis à un bel avenir, « Sciences Po » – l’école libre des Sciences politiques – … il y a 150 ans.

Une chronique de Claude Collard : rencontre mondaine et  création de Sciences Po

Née en 1820, Mathilde était la fille de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, le plus jeune frère de Napoléon Ier. Un projet de mariage en 1836, avec son cousin Louis-Napoléon, le futur Napoléon III, resta sans suite après l’échec du coup de force de Strasbourg. En 1840, elle épousa un noble russe très fortuné Anatole Demidoff. Le couple se désunit et elle obtient une séparation grâce au tsar Nicolas Ier. En 1846, elle s’installa à Paris et régna dès lors sur l’élite parisienne jusqu’à sa mort en 1904.

La princesse Mathilde, buste par Carpeaux © Paris, Musée du Louvre
La princesse Mathilde, buste par Carpeaux © Paris, Musée du Louvre

Né en 1836, Émile Boutmy était issu d’une famille où la philosophie de Lumières, le Saint-simonisme et le libéralisme participaient aux idéaux familiaux confortés par l’amitié entre son père Laurent Boutmy – éminent pédagogue – et Émile de Girardin – dont le grand-père avait accueilli en 1787 Jean-Jacques Rousseau dans son château d’Ermenonville où le philosophe était décédé -. En 1836, Boutmy et Girardin créèrent ensemble « La Presse », journal libéral nourri de pédagogie, d’indépendance et de libéralisme, notions fondatrices de la démarche d’Émile pour Sciences Po.

Traumatisé par la défaite de 1870 et à sa suite la Commune, Émile jugeait qu’une des causes du désastre venait de la médiocrité des gouvernants et du personnel politique. Pour Émile, il lui fallait réagir et créer une formation ouverte sur le monde pour une jeune génération appelée à devenir cadres de la haute administration capables de gouverner avec les meilleures connaissances et aptitudes. Ainsi est née l’idée de l’École libre des Sciences politiques.

Émile Boutmy © Sciences Po.fr
Émile Boutmy © Sciences Po.fr

Grâce aux solides relations nouées chez Mathilde et dans les salons de Guizot et de la comtesse Marie d’Agoult, Émile Boutmy, 35 ans, mobilisa par sa force de conviction et son obstination, à la fois des penseurs pour l’aider à la conception de l’École comme son ami Hyppolite Taine et Ernest Renan et des banquiers, financiers, industriels – les Fould, les Siegfried, les André, Adolphe d’Eichtal, etc..- pour le financement de l’École.
Pour conforter son projet de manière volontariste, il afficha dès 1871 par ses écrits, les principes de l’École libre de Sciences politiques. Il revendiquait un modèle innovant, un enseignement en phase avec les évolutions politiques, sociales, technologiques, géopolitiques, incluant les langues étrangères et des matières jusque-là laissées pour compte – la science politique, l’histoire constitutionnelle, l’histoire militaire, le droit international, les relations étrangères -. Les cours donnés par des spécialistes – enseignants ou professionnels – devaient établir un lien fort professeurs-élèves, notamment avec la création des conférences de méthode.
Être libre et indépendante de toutes tutelles, tel était le postulat de l’École, qui devait tenir ses cours dans des locaux privés et ne pas être réservée aux seuls étudiants de famille aisée, mais accueillir des élèves défavorisés grâce à des bourses.
La Sorbonne passa à l’offensive pour faire supprimer cette « Faculté libre d’enseignement », qui pourrait la concurrencer. Émile dut âprement défendre l’École aidé de ses soutiens. Jules Ferry mettra fin à la polémique jugeant que Sciences Po avait une légitimité dans le paysage enseignant national.
Il était important pour Émile que l’École soit située à Saint-Germain des Prés à deux pas du Quartier Latin. Les premiers cours en 1872 eurent lieu dans un local loué rue de l’Abbaye, mais rapidement, le nombre d’élèves se multiplia. Sûr de lui et persuasif, Emile s’adressa à la duchesse de Galliera pour qu’elle finance l’achat de l’hôtel de Mortemart, 27 rue Saint-Guillaume. En retour, elle lui versa un million de francs or, une fortune, permettant l’installation dans ce bâtiment devenu légendaire, de salles de cours, bibliothèque et lieux de rencontres.
Premier directeur de Sciences Po, Emile s’investit dans le bon déroulement des études, attentif aux élèves, aux relations avec les professeurs et à de nouveaux contenus des cours – affaires financières, commerciales, bancaires, assurances, … -.

Le 27 rue Saint-Guillaume, siège de Sciences po © Wikipedia
Le 27 rue Saint-Guillaume, siège de Sciences po © Wikipedia

Il s’éteint en 1906 à 70 ans dans son appartement du 27 rue Saint-Guillaume au cœur de cette École qu’il a créée et pour laquelle il s’est dévoué afin que Sciences Po reste fidèle à ses idées alliant connaissances, réflexions, échanges, liberté et ouverture sur le monde et ses évolutions.
En cette année anniversaire de la création de Sciences Po, il faut évoquer le souhait cher à Émile que l’École continue à être un lieu de promesse d’avenir pour toutes les jeunes générations depuis 150 ans et pour les suivantes.

Merci à François et Renaud Leblond, descendants d’Émile Boutmy, auteurs du livre Émile Boutmy, le père de Sciences Po, éditions Anne Carrière, Paris.

Claude Collard
Juin 2022

Claude Collard est conservatrice générale honoraire des bibliothèques.

► Pour en savoir plus sur l’œuvre d’Émile Boutmy, sur le site de Sciences Po

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