Une chronique de François Houdecek : empereur et mauvais joueur… le jeu du reversi

Auteur(s) : HOUDECEK François
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Avec la perte du pouvoir en 1814 puis en 1815, Napoléon, homme sur-occupé jusqu’alors, dut trouver des moyens de tuer le temps. Dans les exils d’Elbe puis de Sainte-Hélène, hormis le jeu d’échec qui avait sa préférence et auquel il s’adonna des heures entières, les jeux de cartes devinrent des passe-temps réguliers.

Une chronique de François Houdecek : empereur et mauvais joueur… le jeu du reversi
François Houdecek © Rebecca Young/Fondation Napoléon

Sur le Northumberland, le chirurgien du bord, William Warden, le vit jouer au whist[1], mais le jeu auquel s’adonnait plus volontiers l’Empereur, suivant Las Cases, était le reversi qui lui rappelait sa jeunesse : « ce jeu lui était agréable. Il pensait qu’il pouvait s’en amuser longtemps[2]. »

À la mode depuis le XVIe siècle, le reversi était un jeu de cartes d’origine espagnole ou italienne, qui dut sa renommée à Henri IV. Joueur impénitent, le bon roi Henri passa des soirées entières à jouer au reversi, perdit de grosses sommes, et fut imité par de nombreux courtisans. Le célèbre surintendant général des finances Sully finit par faire des remontrances au Roi qui dut lui promettre en janvier 1609 « de ne jouer plus si gros jeu.[3] »

Il n’en fallut pas plus pour que la mode de ce jeu ne se répande. Tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, ce jeu se pratiqua dans les salons de la bonne société et on y consacra des poèmes. On s’y adonnait pour se divertir en ne misant que des jetons, ou plus sérieusement en jouant de l’argent. Jeu simple, quand on le maîtrisait, il avait néanmoins quelques subtilités. Comme son nom l’indique le reversi était un jeu inversé, le but était de faire le moins de levées et de points possibles, à moins de les faire tous, ce qui était « faire reversi ». Ce jeu se jouait à 4 joueurs avec un jeu de 52 cartes, duquel on retirait les quatre Dix. Le valet de cœur était la carte maitresse et se nommait le quinola, nom que portait au XVIe siècle l’écuyer chargé d’accompagner les dames. Sous l’Empire ce jeu fut très à la mode et le resta durant tout le premier tiers du XIXe siècle. Il était pratiqué dans toute la société mais plus particulièrement dans les élites bourgeoises ou nobiliaires et, par conséquent, dans l’armée par les officiers.

Napoléon semble avoir été initié assez tôt aux règles de ce jeu de cartes, dont Mme mère passait pour férue. Cependant, ces premières parties dans le monde furent difficiles. Jeune officier de 16 ans à Valence, il joua par obligation et perdit 12 francs. Piqué, il s’acquitta de cette dette un peu abruptement. La noble dame avec qui il jouait, « l’excusa en disant que c’était un enfant, que vraisemblablement il ne savait pas le jeu, qu’il avait perdu parce qu’il n’y entendait rien ; qu’il n’avait joué que par complaisance et parce qu’on l’en avait prié.[4] »

À mal connaître toutes les subtilités, et probablement ne pouvant gagner toutes les parties, il conserva une aversion pour les jeux. Du temps du Consulat, Bourrienne nota que « Bonaparte n’aimait pas le jeu, et c’était fort heureux pour les personnes invitées à ses cercles, car lorsqu’il était à une table de jeu, comme il se croyait obligé de le faire, rien n’était plus ennuyeux que le salon, soit du Luxembourg, soit des Tuileries.[5] »

Faute de savoir jouer correctement pour gagner, il faut savoir contourner les règles. Tout Empereur qu’il était, Napoléon trichait sans vergogne, au vu et au su de tous ! Ainsi à Malmaison, la duchesse d’Abrantès le vit ramasser des cartes maîtresses pour gagner la partie[6]. Hormis Mme Mère, le plus souvent les personnes qui jouaient avec lui n’osaient rien dire comme Peyrusse en fit l’expérience à Elbe : « Sa Majesté me fit l’honneur de m’admettre à son jeu, soit de dominos, soit de reversi. Sa Majesté trichait volontiers au jeu. Souvent nous voulions bien ne pas nous en apercevoir mais S. A. Madame mère, dont j’avais l’honneur d’être le vis-à-vis lorsqu’elle fut arrivée dans l’île, usait d’un droit que nous pouvions rarement nous permettre : « Napoléon, vous vous trompez ! Sa Majesté, se voyant découverte, passait la main sur la table, brouillait tout, prenait nos napoléons et rentrait dans son intérieur où nous ne pouvions la suivre. Ce n’était que le lendemain que le valet de chambre Marchand rendait l’argent aux volés[7] ».

Les nombreuses parties disputées depuis Valence jusqu’à Elbe, lui apprirent tout de même les subtilités du jeu. Dans les premiers mois de Sainte-Hélène, toutes les variantes du jeu furent testées et Las Cases vit « jusqu’à quinze mille ou dix-huit mille fiches de remises. L’Empereur essayait à chaque instant de faire le reversi, c’est-à-dire de faire toutes les levées, et cela lui réussissait souvent.[8] » Le conseiller d’État, Gourgaud, Bertrand ou Montholon devaient souvent laisser l’Empereur gagner notamment le jour de son anniversaire où, selon un témoin à bord du Northumberland, il remporta toutes les parties ! Mais quand Napoléon perdait, ce qui lui arrivait souvent, il le faisait apparemment avec le sourire ! Elbe était loin… mais le jeu de sa jeunesse fut très vite abandonné.

Il se disait, au XVIIIe siècle, que ce jeu ne s’apprenait pas dans les livres. Cependant de nombreux ouvrages en publièrent les règles, notamment l’Académie universelle des jeux, publiée à Lyon en 1806 [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k204149k/f110.image.r=%22Reversis%22]

Si vous ne comprenez pas bien les règles et que pour gagner vous êtes obligé de tricher, au moins pourrez-vous le faire impérialement !

François Houdecek, juin 2020

François Houdecek est chargé de projets spéciaux à la Fondation Napoléon

[1] W. Warden, Letters written on board His Majesty’s ship the Northumberland, and at St. Helena; in which the conduct and conversations of Napoleon Buonaparte, and his suite, during the voyage, and the first months of his residence in that island, are faithfully described and related, Philadelphie, 1817, p. 42, 139.

[2] E. Las Cases, Mémorial retrouvé, Perrin, 2017, p. 242.

[3] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62521802/f254.image.r=%22jeu%20du%20Reversis%22?rk=171674;4

[4] H.G. Bertrand, Cahier de Sainte-Hélène, 21 février 1821, AN 390 AP 25.

[5] Mémoires de Bourrienne, Paris, Ladvocat, 1839, vol. 3, p. 230.

[6] Duchesse d’Abrantès, Histoire des salons de Paris, Bruxelles, 1838, p. 58.

[7] Baron Peyrusse, Mémorial et archives, Carcassonne, 1869, p. 239.

[8] Las Cases, Mémorial, op. cit., p. 242.

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