Une chronique de François Houdecek : l’œil (myope) de l’Aigle

Auteur(s) : HOUDECEK François
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Œil d’aigle, regard perçant… alimentaient un jugement rapide qui permettait de gagner les victoires les plus brillantes. En 1795, Doulcet de Pontécoulant décrit un Napoléon : « au teint hâve et livide, à la taille voutée, à l’extérieur frêle et maladif, mais dont le regard d’aigle s’anime à mesure qu’il parle, et semble jaillir en éclairs aux mots d’armée, de bataille et de victoire. » Description reprise par Menneval qui dit qu’« il avait le front haut et large, les yeux gris, pénétrants et d’une singulière mobilité ». François Billon, quant à lui, parle d’un regard profond et pénétrant. Souvent décrit comme ayant un aspect physique robuste mais anodin, les témoins qui croisèrent Napoléon finirent tous par dire que ses yeux bleus dégageaient une force et une puissance qui ne laissaient personne indifférent.

Une chronique de François Houdecek : l’œil (myope) de l’Aigle
François Houdecek © Rebecca Young/Fondation Napoléon

Cependant si les yeux de Napoléon sont si souvent soulignés par ses contemporains, peu savaient que son regard perçant était probablement moins efficace qu’il n’y paraissait ! Napoléon était affublé d’une tare familiale… il était myope ! Ce qui, convenons-en, ne cadre pas avec l’image de l’aigle au regard acéré, totem assumé du monarque de l’Empire ! Si les témoignages attestent bien que Napoléon était myope et portait lunettes, personne hors cadre gouvernemental ne devait connaître ce petit défaut. Surtout, les artistes ne devaient pas représenter le grand homme avec ses lorgnons… au regard du public un souverain se devait d’être parfait et ne devait être affublé d’aucun défaut ! Une facture de la maison Lerebour conservée aux Archives nationales atteste cependant bien de l’achat d’une de ces paires de lunettes « en nacre de perle, les branche en or, garni de cristal de roche » pour la somme de 230 f.

Selon Frédéric Masson, Napoléon aurait été bien moins myope que ses frères, Louis notamment, mais avait besoin de ses précieuses lunettes pour travailler. C’est donc avec binocles sur le bout du nez qu’il signa les milliers de lettres de sa correspondance, et rédigea les centaines de documents à la lueur tremblotante des bougies de son cabinet de travail ou de sa tente de bivouac…. Pour certains, ce défaut de vue serait apparu à l’adolescence, et serait une cause probable de son écriture presque illisible. C’est oublier que la myopie n’affecte que la vision de loin, et que de près Napoléon devait très bien distinguer la feuille de papier sur laquelle il écrivait. Il aurait donc fallu à l’Empereur des doubles foyers car la vision de loin semble lui avoir posé beaucoup plus de problème !

Était-ce pour bien distinguer les orateurs au Conseil d’État qu’il usait de ses besicles ? Peut-être, mais lorsqu’elles n’étaient pas sur le bout de son nez, elles servaient à désigner ceux qui avaient la mauvaise idée de déclencher l’ire impériale. Le 4 janvier 1811, le duc de Broglie rapporte que Portalis le jeune en fit l’amère expérience. En début de séance après avoir été pointé par les « deux branches » des impériales lunettes, il subit une invective d’une heure trente (que, dans ses propres mémoires, Pasquier ramène à un quart d’heure…ce qui était déjà fort long), sans pouvoir répondre, et ce avant d’être congédié définitivement. Mollien qui eut à subir une telle colère de Napoléon dit que : « Ses yeux, ses traits, tous ses gestes, la vivacité, la singularité de ses expressions, l’incorrection même de quelques-unes d’elles, le ton absolu de ses décisions, tout en lui semblait dire que dans de tels moments, ceux qui l’entouraient n’avaient d’autre parti à prendre que celui du silence de la soumission. » Et Méneval de conclure que « quand il était excité par quelques passions violentes, sa figure prenait une expression sévère et même terrible. […] Ses yeux lançaient des éclairs. » Des éclairs, oui, mais des éclairs un peu flous coté Napoléon, ce qui ne devait pas amoindrir la force de sa colère et de son propos !

Cet impérial défaut n’aurait eu que peu de conséquence si Napoléon n’avait pas tant apprécié la chasse à tir ! Chasser avec Napoléon était, de fait, un sport dangereux et les accidents récurrents. Le 24 décembre 1804, c’est un rabatteur qui fut blessé et perdit un œil. Comme en d’autres occasions, le versement d’une pension à l’infortuné étouffa l’affaire. Plus lourd de conséquence fut l’accident qui éborgna le maréchal Masséna lors d’une partie de chasse à Rueil. Napoléon, qui était pourtant le seul à avoir fait feu, ne pouvait être accusé de cet accident ! Le maréchal en bon courtisan accusa donc Berthier d’imprudence. Napoléon, pour se dédouaner, écrivit à Masséna qu’« après avoir échappé à tant de dangers, être blessé à la chasse, c’est un peu de guignon »… Masséna aurait eu un peu de malchance donc… un des sens de l’expression désuète « avoir du guignon » employée par Napoléon était de « regarder de côté de façon défavorable » et par extension « loucher ». Napoléon avouait donc implicitement au maréchal son forfait car ce jour-là Napoléon avait bien louché ! Peut-être comme ce chasseur qui en novembre 2018 a tiré involontairement sur un vététiste le prenant pour un sanglier… accident aux conséquences autrement plus dramatique. En cela, Napoléon reprend tout de même un peu d’humanité, et aujourd’hui on lui conseillerait un bon opticien !

 

François Houdecek, chargé des projets spéciaux à la Fondation Napoléon.

février 2019

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