Une chronique de Frédéric Lemaire : les petites chutes et les grandes mystifications de Napoléon

Auteur(s) : LEMAIRE Frédéric
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Jacques Brel se trompe lorsqu’il chante, pour décrire la situation d’un troufion penaud déniaisé au bordel militaire en campagne, « Ce ne fut pas Waterloo mais ce ne fut pas Arcole… » – on connait la chanson rythmée par les injonctions d’un adjudant : « Au suivant ! Au suivant ! ». Il se trompe car si Waterloo fut bien la défaite définitive que chacun sait, définitive mais glorieuse par le truchement d’un petit mot fabuleux, Arcole ne fut pas l’acmé du triomphe d’un jeune général héroïque qui « se vit dans l’histoire » et qui fut magnifié par le tableau de Jean-Antoine Gros. L’Arcole de Brel est une image d’Épinal, de celles que l’on distribuait aux élèves de primaire comme récompense dans les années proches du bicentenaire de la naissance du Prométhée moderne.

Une chronique de Frédéric Lemaire : les petites chutes et les grandes mystifications de Napoléon
Frédéric Lemaire, archéologue, ingénieur à l'INRAP © Fr. Lemaire

Cette Arcole-là, c’est l’Arcole légendaire des écoles de la République, du temps où la célébration de « l’homme providentiel » échappait aux cris d’orfraie. La tentative de franchissement de l’Alpone par Bonaparte est en réalité bien moins glorieuse, voire carrément « vaseuse ». La charge héroïque sur le pont est un fiasco et Bonaparte chute dans le marécage où il manque de disparaître. Les faits sont connus, nulle controverse à leur sujet. Il est sauvé in extremis par son frère Louis aidé de Marmont qui, au passage, risquent leur vie. Au pont d’Arcole, l’idole caracole les quatre fers en l’air. Le général triomphant, le « sauveur », est repêché de justesse, sauvetage tangent qui devait se répéter en d’autres circonstances. L’épopée commence assez mal, mais sous la plume du malchanceux l’histoire officielle s’enrichit d’un premier chapitre flamboyant, et notamment au détriment du malheureux Augereau, le véritable héros de cette affaire.
À Sainte-Hélène, Napoléon n’oublie pas qu’il a littéralement chuté devant Arcole, il le dit à Las Case, mais, parachevant la fabrique de sa propre mythologie, il fait du pitoyable gadin l’instant où la troupe galvanisée prend son élan pour porter secours à son général en péril et finalement emporter la victoire : « Un cri se fait entendre : « Soldats, en avant pour sauver le général. » Les braves reviennent au pas de course sur l’ennemi, le repoussent jusqu’au-delà du pont, et Napoléon est sauvé. »
Là encore, témoignages à l’appui, la vérité est toute autre, les soldats hésitèrent à rallier le drapeau brandi à l’entrée du pont, le charisme du « petit Caporal » n’ayant pas eu l’effet escompté sur ces hommes exposés à la mitraille ; ils refusèrent tout bonnement de combattre en cette « journée du dévouement militaire ».
Qu’importe, le mythe l’emporte, et Brel n’a pas tout à fait tort si l’on s’en tient à la dimension symbolique de cette affaire du pont d’Arcole. Le génie napoléonien résidait pour partie dans cette extraordinaire capacité à sublimer des situations peu flatteuses, à les constituer en mythèmes, toute honte bue, là où le conscrit brélien s’égare peu glorieux « le rouge au front et le savon à la main ».

Napoléon Bonaparte a chu de nombreuses fois – il était, semble-t-il, assez mauvais cavalier. Franchissant le col alpin du Grand-Saint-Bernard, à l’entame de la seconde campagne d’Italie, il est sauvé du précipice par un guide (Dorsaz), la mule qui le portait ayant glissé. Qu’importe, David y remédie ; cherchez la chute et vous trouverez la falsification, ou plus justement le travestissement, puisque le peintre, sur demande de l’intéressé lui-même, transforme la paisible mule en cheval cabré et la redingote grise en accoutrement quasi théâtral – il est drapé à l’antique. Peut-on marcher autrement dans les pas d’Hannibal ? Il faut attendre 1852 et le tableau de Paul Delaroche pour trouver une représentation plus juste et moins propagandiste de cet épisode du passage du col du Grand-Saint-Bernard par le tout jeune Premier consul.
Chroniquant la parution du Marengo de Jean Tulard – à Marengo, Bonaparte a également failli se noyer dans la vase –, Bernard Pivot a ces mots très justes : « La légende, c’est de l’histoire repeinte aux couleurs du succès. Dans la légende, il n’y a pas d’erreurs, ni d’étourderies, ni de mauvaises surprises. » Nous pourrions ajouter les gamelles à la liste. Du reste, elles sont tues par les journaux du temps, comme le raconte un aide de camp du général Dupont, au sujet d’une chute du Premier Consul à Boulogne.

Ce jeune officier se nomme Maurice Dupin. Il est le petit-fils du maréchal de Saxe et le père de George Sand. Dans une lettre à sa mère datée du camp d’Ostrohove le 15 nivôse an XII [6 janvier 1804], Dupin raconte : « Nous partîmes à cheval à marée basse en suivant la laisse de la mer en bas des falaises. Nous voulûmes revenir à six heures du soir par le même chemin, et comme la marée montait, nous nous trouvâmes coupés par les flots dans plusieurs parties de la côte. Dupont, qui y va toujours comme une corneille qui abat des noix, se jeta dans un trou avec son cheval, et pensa se noyer. Bonaparte, le jour de son départ de Boulogne, en fit autant dans le port. Il voulut passer de même à la marée haute ; son petit cheval arabe s’embarrassa dans des amarres de chaloupe, et le Premier Consul tomba dans l’eau jusqu’au menton. Toute sa suite se jeta à bas de cheval pour le secourir, mais il remonta lestement à cheval, et fut se sécher dans sa baraque. »
Et Maurice d’ajouter, un tantinet narquois : « Cette anecdote n’a point été mise dans les journaux. » Dans l’Histoire de ma vie, George Sand publia cette lettre en modifiant la dernière phrase par « Cet événement n’est pas dans le Moniteur »…

Si Napoléon Bonaparte connut un certain nombre d’accidents au cours de sa vie, c’est qu’elle fut particulièrement riche et aventureuse. Il fut un homme dans l’action et celle-ci n’est jamais sans risques, surtout pour un guerrier. On peut toutefois s’interroger sur le rapport singulier du personnage à la chute, quelles que soient sa nature, sa forme ou ses conséquences. Il se risque toujours plus, goûtant peut-être au vertige que procure le bord du gouffre. Michel Ciccada, auteur d’une BD sur la jeunesse de Napoléon, a découvert dans des papiers du docteur Antommarchi conservés à la Havane que le garçonnet avait chuté du premier étage de la maison familiale et qu’il fut sauvé par une charrette remplie de foin qui passait juste à ce moment-là sous la fenêtre. Évidemment, nul ne saura jamais la part légendaire de cette nouvelle anecdote.

Frédéric Lemaire

Avril 2021

Frédéric Lemaire (Dr), archéologue, ingénieur de recherches à l’INRAP, Institut National de Recherches Archéologiques Préventives

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