Une chronique de Jean Tulard : le dictionnaire va-t-il mourir ?

Auteur(s) : TULARD Jean
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Tels les dinosaures de notre Préhistoire, les dictionnaires vont-ils disparaître ? Ces mastodontes de nos bibliothèques sont-ils condamnés par l’arrivée d’Internet ? 
Jadis nos grands-mères, à peine mariées, faisaient l’emplette d’un livre de comptes et du Petit Larousse. Elles y découvraient l’orthographe de noms difficiles ou peu communs comme rhinocéros, les dates de naissance et de décès d’un obscur général d’Empire ou les conditions de la mise à mort du juriste Paninien, sans parler des pages roses consacrées aux citations latines permettant d’enrichir une conversation de locutions du genre Bis repetita non placent ou Timeo Danaos et dona ferentes, locutions remplaçant avantageusement les dictions et proverbes de nos campagnes.
Dans les milieux aisés, chez les notaires ou les juges par exemple, trônaient sur les rayonnages des bibliothèques de chêne ou d’acajou les quinze volumes du Grand dictionnaire du XIXe siècle où l’auteur, Pierre Larousse, d’une érudition inépuisable et d’un sectarisme stupéfiant, faisait mourir le général Bonaparte au château de Saint-Cloud, le 18 brumaire an VIII de la République (alors que le coup d’État se déroula à Saint-Cloud le 19 brumaire).

Une chronique de Jean Tulard : le dictionnaire va-t-il mourir ?
De napoléon et quelques autres sujets, Jean TULARD © Tallandier, 2019

Le Larousse du XIXe siècle fit place à celui du XXe siècle, plus ou moins copieux selon les besoins de la clientèle. La concurrence se développa : grande Encyclopédie, Encyclopédie Quillet, Dictionnaire Flammarion, Robert, … Il y eut dans les années 1960 l’Encyclopædia Universalis, seize volumes blanc et bleur, plus un organum et un thesaurus. Les articles étaient signés par les plus grands noms de l’Université. Le succès fut considérable, si considérable même qu’aucun décor de film mettant en scène des intellectuels français ne pouvait se passer d’un fond de relieures de l’Universalis.
À quand remonte ce goût pour les dictionnaires et les encyclopédies ? Au XVIIIe siècle nous explique Béatrice Didier dans un passionnant essai, Alphabet et raison : «  Défendre les droits de la raison en utilisant un ordre qui n’a rien de rationnel, l’alphabet, tel est le paradoxe des dictionnaires philosophiques du XVIIIe siècle. Bayle, Diderot, Voltaire ont su jouer avec art de cette contradiction et du même coup expérimenter les ressources multiples de l’écriture fragmentaire. » Béatrice Didier parle avec bonheur de « combinatoire de textes hétérogènes » et de « carnaval de l’alphabet ». Le XVIIIe siècle, ce n’est pas seulement Bayle et Diderot, c’est aussi Moreri, Dom Calmet et surtout le Trévoux, publié par les jésuites.
Ce goût des dictionnaires ne pouvait que conduire aux ouvrages spécialisés : les musiciens ont leur dictionnaire grâce à Fetis, les peintres et les sculpteurs sont dans le Bénézit, tandis que Robert, Bourloton et Cougny élaborent, en 1890, le dictionnaire des parlementaires français depuis 1789 et que, par la suite, Six consacre ses efforts à un dictionnaire des maréchaux, généraux et amiraux de la Révolution et de l’Empire.
Pour la langue, Littré vient concurrencer le Dictionnaire de l’Académie française, toujours remis sur le chantier. Et qui n’a consulté jadis le Larousse médical, dont la lecture suffisait à vous faire croire que vous étiez atteint des maladies les plus rares et les plus horribles ?
La vogue du dictionnaire s’explique par la volonté de disposer du savoir. Il arrive même que l’on s’imagine savant par la seule possession d’une encyclopédie acquise à grands frais, sans qu’il soit nécessaire de l’ouvrir. « Pourquoi apprendre, puisque c’est dans les livres ? » demandait Sacha Guitry.
Internet marque un progrès, puisqu’il n’est plus nécessaire de s’encombrer d’énormes volumes, il suffit d’appuyer sur quelques touches et le renseignement demandé s’inscrit sur l’écran de l’ordinateur ou du téléphone.
Un progrès ? Est-ce si sûr ? Outre les liens affectifs que l’homme tisse avec le livre, qui n’est pas qu’un simple objet, un moyen de transmission comme l’ordinateur ou le téléphone, le dictionnaire apportait quelque chose qu’ignore Internet. La recherche d’un article dans le dictionnaire imposait de parcourir des pages où d’autres articles attiraient l’attention et transformaient la quête d’une information en vagabondage culturel. À la recherche d’une notice consacrée à Mathurin Régnier, le célèbre poète satirique, on découvrait l’existence d’un Claude Régnier, ministre de Napoléon, du philologue Adolphe Régnier, du poète académicien Henri de Régnier et d’un Régnier de la Brière qui fut de la Comédie-Française.
Surtout, un dictionnaire, c’était un auteur, un nom et nullement un code, un mot de passe…
Certes le livre s’use, sa reliure se casse, ses pages se froissent, mais on le considère alors comme ces vieux serviteurs de jadis qu’on n’osait renvoyer.
Non, jamais l’ordinateur ne remplacera le dictionnaire : il n’a pas d’âme.

Jean Tulard

Février 2019

Jean Tulard est membre de l’Institut. Historien spécialiste du Premier Empire et de l’Histoire du cinéma, il est professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne.

Cet article est publié dans son ouvrage De Napoléon et quelques autres sujets (éditions Tallandier, mars 2019), une somme de quarante-deux pensées diverses et insolites, rassemblées en un livre.

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