« Les noms propres que l’on donne au temps ne sont pas de simples artefacts (…). Les élucider, en identifier la nature, les écarts ou les usages, se révèle essentiel », plaide Dominique Kalifa. Par la grâce d’une désignation, l’événement s’agrège en récit collectif. Du moins, était-ce l’espérance des émigrés français, qui ont qualifié de Restauration le retour des Bourbons sur le trône de France. Le choix n’a pas été immédiat : le comte de Provence, prétendant en exil, exprimait son possible avènement à travers des termes variés, « rétablissement », « réintégration », « rappel »… Le mot sert, au cours du printemps 1814, à qualifier le relèvement de monuments liés au souvenir de l’antique monarchie (par exemple, la statue équestre d’Henri IV sur le Pont-Neuf). Ces projets de conservation patrimoniale facilitent le basculement vers la sphère politique, l’attente du rétablissement providentiel des anciennes lois fondamentales. Mais la conviction progressive d’un impossible retour en arrière métamorphose le terme en synonyme de transition : « Ce que la Révolution a fondé, la Restauration l’a fréquemment avalisé tout en le décriant » (Philippe Boutry).
Les noms du temps bousculent les frontières. Ainsi, le Printemps des peuples, expression élargie à l’échelle de l’Europe pour désigner l’effervescence révolutionnaire qui menaça d’emporter les monarchies conservatrices en 1848, a surtout une filiation germanique. Ce Printemps des peuples a pour date inaugurale Leipzig, « la bataille des nations » d’octobre 1813, qui marque l’éveil du sentiment unitaire allemand. « Craint ou espéré, le Printemps des peuples résume en une formule parlante les enjeux qui opposent libéraux et conservateurs sur le devenir de l’Allemagne », juge Jean-Claude Caron. Cet imaginaire est habilement capté par le royaume de Prusse au bénéfice d’une construction « par le haut » de l’Empire allemand. D’ailleurs, en 1885, Bismarck, promoteur d’un régime autoritaire bien éloigné du rêve libéral du Parlement de Francfort, déclare avec cynisme au Reichstag : « Le printemps des peuples, c’est moi qui l’ai créé en créant l’unité allemande. »
À l’heure des États-nations, chaque pays tend à sécréter ses propres noms de temps, façon d’affirmer la spécificité de sa trajectoire. The Gilded Age (âge du toc) sert à désigner les États-Unis des années 1870, la formule visant à dénoncer la corruption des institutions américaines gangrénées par les agissements des « barons voleurs », parvenus du rêve américain (Venita Datta). Or, ces noms du temps ne sont nullement des références glacées dans l’ombre du passé. L’expression Gilded Age renaît vers 1990, sous la plume d’auteurs américains prompts à recenser les inégalités de revenus de l’ère Reagan. La Fin de siècle bénéficie d’une refloraison à l’expiration du XXe siècle, dans un éternel retour qui mêle nostalgie du bon vieux temps et crainte d’un avenir effrayant. Le Risorgimento, héroïsé à la hauteur d’un roman national, souffre désormais de la concurrence de contre-récits qui se plaisent à décrire un processus oppresseur et anti-chrétien.
Enfin, il faut reconnaître qu’avec l’avènement du Peuple souverain, les monarques se révèlent impuissants à caractériser leur temps. Une exception, l’ère victorienne, qui recouvre à la fois le règne de Victoria (1837-1901) et un ensemble de valeurs et de pratiques associées à l’apogée de la puissance britannique : « Bien avant sa mort, la reine Victoria avait déjà donné son nom au XIXe siècle » (Miles Taylor). Finalement, Napoléon, qui prétendait inscrire ses pas dans ceux de César et Alexandre, a échoué à dénommer son temps. À l’épreuve des chrononymes, il est surpassé par l’impératrice des Indes.
Juliette Glikman, Docteur en histoire, chercheur associé à l’université de Paris-Sorbonne.
mars 2020

© Gallimard 2020
Les noms d’époque. De « Restauration» à « années de plomb »
Ouvrage collectif de Philippe Boutry, Jean-Claude Caron, Johann Chapoutot, Venita Datta, Laurent Douzou, Jeanne Moisand, Pascal Ory, Emmanuelle Retaillaud, Marie-Pierre Rey, Willa Z. Silverman, Isabelle Sommier, Carlotta Sorba et de Miles Taylor. Édition publiée sous la direction de Dominique Kalifa
Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque des Histoires, janvier 2020