Une chronique de Juliette Glikman : les Français, un peuple en quête d’élites ?

Auteur(s) : GLIKMAN Juliette
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Du privilège du sang à l’aura du talent, Éric Anceau, qui ausculte la mutation des élites en France depuis les Lumières, suggère une domination marquée du sceau de la défiance. La tragédie nouée entre le peuple et ses élites s’inscrit dès le siècle des Lumières : « Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu », décréta Voltaire dans son Essai sur les mœurs. La Révolution démantèle un ordre naturel fondé sur la monarchie de droit divin, le lignage, le dogme catholique. Les canaux d’autorité (parlements, corporations, Église, société de cour…) sont emportés par une table-rase qui nécessite de « refaire une élite », au bénéfice de la bourgeoisie qui pose la liberté en pierre angulaire du nouvel ordre. La détestation des privilèges doublée de la hantise de l’anarchie inscrivent en idéal la promotion de l’individu voué au service de l’État : « Nous devons être gouvernés par les meilleurs ; les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois », stipule Boissy d’Anglas.

Une chronique de Juliette Glikman : les Français, un peuple en quête d’élites ?
Juliette Glikman © DR

En apparence, le système napoléonien stabilise la pyramide sociale sans froisser l’impératif égalitaire. L’appareil d’Etat absorbe aussi bien des hommes venant des instances révolutionnaires que des structures de l’Ancien Régime, notamment magistrats, financiers, militaires issus des rangs subalternes du système social défunt. A rebours des idées reçues, les hommes neufs sont rares. Si « l’esprit public » est étroitement surveillé, la notabilité est posée au fondement de la consolidation de l’État, à travers le prestige concédé au corps préfectoral, la pacification religieuse par la signature du Concordat, les créations de la Banque de France et du franc germinal qui satisfont le monde de la finance. La fusion des élites est concrétisée par la création de la noblesse d’Empire, en 1808, nullement la reconstitution d’un ordre à part dans la société, mais justifiée par le mérite. Si la docilité des notables fluctue au gré du sort des armes, Napoléon refuse, même durant les Cent-Jours, de s’appuyer sur un pouvoir par trop populaire, redoutant d’être « l’empereur de la canaille ». En dépit de leur fidélité aléatoire, les puissants, ralliés à Louis XVIII, se défendent d’être de vulgaires girouettes : la fonction publique s’inscrirait au service de l’intérêt général, dans l’indifférence de l’incarnation de l’État.
A la suite de l’instauration des monarchies censitaires, l’écart entre la société et l’élite, traduit dans la distinction entre le pays réel et le pays légal, provoque l’insatisfaction du peuple, qui se juge insuffisamment représenté par les grands propriétaires fonciers, les manufacturiers et autres grands bourgeois issus du négoce et de la finance. Le second Empire va acclimater la démocratie fondée sur le suffrage universel, concédé en 1848 : l’empereur, « homme-peuple », est supposé traduire en sa personne les aspirations unanimes du pays. Le règne encourage l’émancipation des campagnes à l’égard des cadres ancestraux, tout en soutenant l’émergence d’élites administratives, industrielles et financières dotées d’un savoir précis. Alors que les ministères et le Corps législatifs cherchent à recruter des « hommes spéciaux », techniciens dans leur domaine selon la doctrine saint-simonienne adoptée par le souverain, l’opposition républicaine valorise l’essor de nouvelles couches, médecins, avocats, notaires… La défaite contre les états allemands, durant l’été 1870, aboutit à la déchéance de l’homme providentiel dépouillé de l’aura du sauveur.
La République, qui s’impose au terme de la guerre perdue avec l’Allemagne, promeut un contrat social qui admet la supériorité d’une élite identifiée par ses compétences et son exemplarité. La chose publique, res publica, implique la vertu. Cependant, le nouveau régime échoue à prévenir la reconstitution de « l’entre-soi » élitaire. Si la noblesse, le clergé, les militaires s’effacent progressivement au profit de figures inédites (patrons de presse, intellectuels…), le bonapartisme a conforté la puissance de l’administration, par-delà la fluctuation dans les modes de sélection des élites. Le constat établi en 1872 par le duc d’Audiffret-Pasquier est loin d’être anachronique : « Les régimes changent, (…) mais les bureaux restent, et avec eux d’intolérables abus. » Des grands commis de l’Ancien Régime à la technocratie affermie à l’ère gaullienne, l’administration permet à l’État de surmonter les crises. Selon Éric Anceau, tel est le symptôme du mal français actuel : l’interpénétration entre la haute administration et les responsabilités politiques comme économiques, confusion qui entretient la suspicion envers un groupe qui serait commandé par ses seuls intérêts, au point de frapper les élus de déshérence. Face à cette perte de crédibilité, sans doute faudrait-il méditer le discours-programme de Napoléon, « Croyez-vous que la République soit définitivement acquise ? Vous vous tromperiez fort. (…) Nous ne l’aurons pas, si nous ne jetons pas sur le sol de France quelques masses de granit. »

Juliette Glikman
Docteur en histoire, chercheur associé à l’université de Paris-Sorbonne.
Novembre 2020
Juliette Glikman est l’auteur de la plupart des cours de la section Enseignants > Lycée > Second Empire (2019) de napoleon.org.

Titre de revue :
inédit
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