En 2019, l’AASCAR, association d’étude archéologique des conflits récents, emmenée par Frédéric Lemaire, ingénieur de recherche à l’INRAP, en partenariat avec l’INRAP, soutenu par la Fondation Napoléon, le Service historique de la Défense et le Muséum national d’histoire naturelle, a monté un projet pluriannuel de fouilles archéologiques sur l’île dans le but de confronter les sources écrites et matérielles.
Les deux années de pandémie ont permis une étude approfondie des sources imprimées et manuscrites. Ce long travail préalable a fait apparaître que même les témoins les plus loquaces n’ont pas relaté tous les modes d’occupation sur Cabrera. D’autant qu’après 1810, avec le départ des officiers et sous-officiers, les sources papier sont plus rares et presque muettes sur le drame qui s’est noué au milieu de la Méditerranée. L’archéologie en étudiant les sources du sous-sol permet de pallier, et de compléter les lacunes de l’écrit. Le terrain appelait donc les chercheurs de l’AASCAR.
Une première phase de prospection et d’observation s’est déroulée à l’automne 2021. Plusieurs lieux emblématiques de l’île comme la caverne théâtre qui surplombe le port, ou la grotte des rafalés avaient été repérés et parfois sondés. Mais écourtée par des conditions météorologiques difficiles, cette première mission n’a pas permis de faire tous les relevés et obtenir toutes les données préparatoires à la fouille. Un temps supplémentaire était donc nécessaire pour consolider ce diagnostic initial.
La campagne 2022, qui a eu lieu du 14 au 22 novembre, a eu pour objectif la poursuite de l’évaluation des différents sites occupés par les captifs par différentes méthodes de détection.
Plusieurs lieux ont fait l’objet de recherches. Le second hôpital situé dans une zone aujourd’hui boisée a été dégagé, de même qu’un sondage a été pratiqué dans la citerne-théâtre. Ce lieu emblématique de Cabrera a servi de lieu de spectacle dans les premiers temps de la présence des prisonniers sur l’île.
Les nombreuses baraques de pierres sèches qui entourent la zone dite du Palais royal, quartier général de la petite colonie pénitentiaire, sont noyées dans un épais maquis. Proches des constructions du camp de Boulogne, elles sont adossées les unes aux autres, et l’organisation générale du village de fortune commence seulement à dévoiler ses secrets. Lors de cette mission, plusieurs baraques de la 5e légion ont été repérées et dégagées. L’émotion a été grande lorsque dans une cache aménagée dans un mur nous avons découvert une boucle de col réglementaire en bronze. Cette découverte nous rappelle que dans cette économie de survie où le chacun pour soi régnait en maître, la moindre pièce de métal prenait une valeur démesurée. Qu’est-il arrivé au soldat qui a caché son bien ? A-t-il connu un destin funeste ou dans l’enthousiasme de la libération a-t-il abandonné son précieux derrière lui ? La fouille nous en apprendra peut-être plus.
Cette nouvelle exploration de l’île nous a également permis de commencer à cartographier les habitats troglodytiques des captifs. L’île est composée de roches calcaires façonnées par des millénaires d’érosion. Les cavités parsèment les petites montagnes qui s’élèvent parfois à pic depuis le niveau de la mer. Depuis l’île de Majorque, ces monts se découpent lugubrement sur l’horizon et donnent un air effrayant à Cabrera… Leurs entrailles furent des lieux de refuges pour les prisonniers. La grotte des rafalés (grotte du Chèvrefeuille) ou la grotte en spirale (Cap Vantos) sont connues par les sources écrites. Les redécouvrir et partir à la recherche de graffitis a été des moments exceptionnels tant leurs accès sont limités par les autorités du parc naturel. Ici un bateau symbole de liberté, là une croix… Les millésimes 1809, 1810, 1811 qui accompagnent les patronymes de Delenne, Baucelle ou les initiales JWS ne laissent aucun doute. Les captifs ont fréquenté parfois pour leur curiosité ces lieux d’une rare beauté ! Un moment fort de l’expédition a été de faire sonner les concrétions calcaires comme Gilles l’a noté dans ses Mémoires d’un conscrit de 1808 (Paris, Victor Harvard, 1892, p. 220) mettant ainsi en résonance passé et présent… Un petit foyer littéralement fossilisé découvert dans la grotte des Rafalés semble par ailleurs attester de son occupation par ces hommes désespérés. Les sources écrites parlaient de ces quelques grottes occupées par les plus désespérés des captifs qui sont désignés sous le terme de « rafalés ». Nous commençons à entrevoir que loin d’être un phénomène marginal, chaque cavité un peu profonde a été barrée d’un muret de pierre sèche pour aménager un petit espace de vie. Les hommes qui ne voulaient plus voisiner avec la société du Palais royal semblent s’être regroupés en petites communautés de quelques dizaines d’individus. Certains sont restés à proximité du centre de la vie locale, et pouvaient même l’observer depuis leurs abris. Ils étaient ainsi très vite au fait des ravitaillements aléatoires qui venaient de Majorque. À l’inverse, d’autres ont fait le choix de se retrancher à plusieurs kilomètres du centre mettant en place une survie de chasseurs-cueilleurs. Retrouver la grotte des Français a été un moment fort de l’expédition. Niché au cœur de la réserve naturelle, ce vaste abri sous roche renseigné sur aucune carte a été préservé par la dense végétation qui l’entoure. L’espace y a été divisé en de multiples niches pour autant d’hommes qui l’ont fréquenté. Les premiers constats visuels, qui devront être confirmés par la fouille, montrent qu’ils semblent avoir vécu de petites pêches et de coquillages collectés dans la mer accessible à quelques centaines de mètres. Un bouton du 67e régiment d’infanterie de ligne découvert non loin de la grotte lève les éventuels doutes sur les infortunés locataires. À l’inverse des hommes ayant vécu à proximité du Palais royal, ces hommes en rupture de ban n’ont pas laissé de mémoire sur leur expérience. Qui était-il ? Combien était-il ? Autant de questions et si peu de réponses. La cartographie des différents abris répartis sur l’île, et les fouilles archéologiques programmées pour les missions futures leur redonneront un commencement d’histoire.
Reste une énigme que cette mission 2022 n’a pas levée… Où sont les corps, où sont les morts ? (Titre de l’intervention de Frédéric Lemaire sur l’archéologie des inhumations sous l’Empire lors de la journée d’étude de la Fondation le 4 octobre 2022) Environ 40 % des quelque 12 000 captifs ont péri sur l’île. Incinérés ou exhumés sur place, plus aucun corps ne semble avoir été retrouvé depuis 1847 et l’élévation du monument en l’honneur des soldats par le prince de Joinville. La petite vallée dite « des morts » par les mémorialistes a été circonscrite dans l’espace. Les nombreux sondages réalisés n’ont pas permis pour l’heure de localiser de sépulture. Cabrera rejoint ainsi la longue liste des champs de bataille et sites où les corps des combattants ont disparu. Les missions futures auront la tâche de retrouver la trace de ses hommes disparus.
Novembre en Méditerranée est le mois des tempêtes. Comme en 2021, les difficiles conditions météorologiques ont contraint les chercheurs à quitter l’île avec 24 h d’avance. L’essentiel des objectifs de la mission a été rempli. La rencontre avec les autorités majorquines du patrimoine a d’ores et déjà évoqué les missions prochaines. Elles compléteront nos connaissances et remettront en lumière cette histoire dramatique qui s’est déroulée au cœur de la Méditerranée.
Pour l’ASCAAR, Frédéric Lemaire (Inrap), Maxelande Jude (Inrap) et François Houdecek (Fondation Napoléon)
Décembre 2022