Une chronique de Michel Craplet : « Waterloo, morne ivresse »

Auteur(s) : CRAPLET Michel
Partager

J’ai découvert Stendhal comme un lycéen studieux des années 1960 et je l’ai redécouvert en alcoologue, lorsque reprenant La Chartreuse [1], peut-être avec un petit verre de cet excellent élixir, j’ai lu autrement les aventures du héros, parti rejoindre l’armée de l’Empereur sur un mauvais cheval acheté à un paysan. Il trouve bientôt une cantinière et voit son premier mort. Elle lui demande alors de serrer la main du cadavre pour s’accoutumer. Fabrice est sur le point de se trouver mal. « La vivandière s’en aperçut […] et lui présenta, sans mot dire, un verre d’eau-de-vie qu’il avala d’un trait. » Elle procure à Fabrice un meilleur cheval qui part tout seul et rattrape un groupe d’officiers généraux. C’est en les suivant qu’il assiste à la bataille sans rien y comprendre. Il apprendra tout de même que l’un des « chapeaux brodés » est le maréchal Ney.

Une chronique de Michel Craplet : « Waterloo, morne ivresse »
Michel Craplet © D. R.

Fabrice montre son habileté à conduire son cheval. Mais « il n’y comprenait rien du tout », ni aux mouvements des soldats, ni aux propos de ses compagnons de chevauchée. « M’y voilà donc enfin au feu ! Me voici un vrai militaire », pensait-il néanmoins. Il se rassura encore en demandant à l’un d’eux : « mais ceci est-il une véritable bataille ? » Il aperçut à un moment la voiture d’une cantinière et « sa tendresse pour ce corps respectable l’emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre ». Un « fort vilain spectacle attendait là le nouveau soldat » : on ampute un cuirassier. Il ferme les yeux et boit coup sur coup quatre verres d’eau-de-vie. Il rapporte à ses compagnons le reste de la bouteille qui coûte très cher « un jour comme aujourd’hui », avait dit la vivandière. Il est très bien accueilli et repart. « Fabrice se sentait tout à fait enivré ; il avait bu trop d’eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle ; il se souvint fort à propos d’un mot que répétait le cocher de sa mère : « Quand on a levé le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin ». »

Ainsi, pendant une heure ou deux, Fabrice n’a guère conscience de ce qui se passe autour de lui. Il ne voit pas l’Empereur qui passe à proximité. « Ainsi, je n’ai pu voir l’Empereur sur un champ de bataille, à cause de ces maudits verres d’eau-de-vie », dira-t-il plus tard, très clairement. On continue de lui faire bonne mine. Il meurt d’envie de poser des questions. « Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il. » Est-ce pour cela qu’il perd ses camarades et le maréchal Ney ? Il se retrouve à suivre un autre officier supérieur et son cheval lui est volé pour être donné à cet officier. Plus tard, il se mêle à des fantassins, il a faim, on lui donne un morceau. Heureusement, il retrouve la vivandière. À peine dans sa voiture, il s’endort profondément. Rien ne peut le réveiller. C’est la retraite et il n’a toujours pas aperçu l’Empereur. Il a surtout vu des femmes qui lui ont donné à boire !

Tous les lycéens de ma génération connaissent la chevauchée de Fabrice par un extrait choisi illustrant qu’il n’a rien vu de la bataille, mais ni dans le Lagarde et Michard, ni dans le Castex et Surer, il n’est expliqué pourquoi. Le temps des leçons de morale et d’hygiène accolées aux études était malheureusement passé. Stendhal est très clair sur les raisons de l’aveuglement de Fabrice, pourtant – au-delà des commentateurs de l’enseignement secondaire – la chevauchée du héros est seulement devenue l’allégorie de l’impossibilité de voir ce qu’on a sous les yeux dans le feu de l’action. La chevauchée de Fabrice est devenue un cliché de la critique littéraire.

Dans de nombreuses études littéraires ou historiques, le vécu de Fabrice est donné comme un exemple incontournable de cette adhésion au présent qui empêche de voir. Les auteurs ne font pas référence au fait que Fabrice était ivre. Un spécialiste de l’histoire militaire, décrit « Fabrice errant sur le champ de bataille à la recherche d’un régiment et qui ne « comprenait rien du tout » à cette bataille présentée comme « déstructurée » et dont il ne voit « que des scénettes décousues avant… de s’endormir ! » [2]» Il est dommage de ne pas dire pourquoi il s’est endormi, de refouler l’information dans ces trois points de suspension.

Dans une étude sur Stendhal [3], Michel Guérin, philosophe et diplomate, ne donne pas l’explication de la non-vision de la bataille par Fabrice. On peut retrouver le même oubli de l’ivresse de Fabrice sous la plume d’un connaisseur de la littérature, Antoine Compagnon, qui décrit son aveuglement « courant çà et là sans comprendre, ignorant tout des buts tactiques et stratégiques de l’action dont il est un pion [4] ». On trouve cet aveuglement chez de nombreux hommes de culture qui ont certainement lu et relu La Chartreuse (je ne parle pas de ceux qui précisent « de Parme de Stendhal »).

L’expression « comme Fabrice à Waterloo » a été auparavant utilisée hors du contexte d’une bataille pour désigner quelqu’un qui ne comprend rien à ce qui se passe autour de lui. Si la lecture de Stendhal n’était pas – de nouveau – un plaisir réservé à quelques « happy few », l’expression pourrait être utilisée en langage codé pour décrire un homme en état d’ivresse.

Dr Michel Craplet (26 janvier 2024)

Michel Craplet, médecin, est l’auteur de L’Ivresse de la Révolution (Grasset, 2021)

[1] Dans les chapitres II, III, IV

[2] François Pernot, 1815… Waterloo ! Paris, Honoré Champion, 2015, p. 122

[3] Michel Guérin, La politique de Stendhal, Paris, PUF, 1982, p. 198-207

[4] Antoine Compagnon, préface à La Grande Guerre des écrivains. D’Apollinaire à Zweig, Paris, Gallimard, 2014, p. 26

Partager