Une chronique de Michel Dancoisne-Martineau : la passion de Jacques Jourquin pour la dernière passion de Napoléon

Auteur(s) : DANCOISNE-MARTINEAU Michel
Partager

Il est des livres dont on sent, lorsqu’on en a achevé la lecture, qu’on ne les refermera jamais vraiment. La dernière passion de Napoléon, la bibliothèque de Sainte-Hélène de Jacques Jourquin, qui paraît ces jours-ci aux éditions Passés Composés, est l’un d’entre eux. Voici en effet un ouvrage magnifique en même temps qu’un outil de travail essentiel à tous ceux qui s’intéressent à l’Empereur.

Une chronique de Michel Dancoisne-Martineau : la passion de Jacques Jourquin pour la dernière passion de Napoléon

Tout comme il y a de multiples façons de percevoir Napoléon, Jacques Jourquin nous offre un ouvrage à multiple niveaux de lectures, parsemées de découvertes et d’autant de surprises, même pour celui qui penserait tout connaître sur le sujet. Libre à chaque lecteur de le lire – ou de l’étudier attentivement – selon ses préférences.

Grâce aux papiers personnels du « mamelouk Ali », qu’il classe, déchiffre et exploite depuis plusieurs décennies, Jacques Jourquin a réussi ce qui était réputé impossible depuis deux siècles : établir le Catalogue général renseigné de la bibliothèque de Napoléon à Sainte-Hélène. Il nous présente cependant son travail presque à la façon d’un roman policier, détaillant toutes les étapes de la constitution de la bibliothèque.

Mais l’auteur n’a pas oublié pour autant ceux qui aiment la petite histoire dans la grande, en offrant le récit de la vie multiforme et atypique de Louis-Étienne Saint-Denis, dit Ali, « bien loin du personnage exotique que son surnom pourrait suggérer ».

Quant à moi, à la première lecture, mon intérêt s’est instinctivement focalisé sur la rencontre invraisemblable entre cet Empereur (dont nous connaissons les dons d’organisation et la capacité de décision) et ce jeune homme (éduqué mais du rang d’un domestique), exécutant et rédigeant désormais des ordres « qui ne concernent plus maintenant les états et les mouvements de corps d’armée mais des bataillons de livres à ranger et à cataloguer. » Binôme surprenant, improbable s’il en est.

L’Empereur est Napoléon ; l’ex-mameluck porte-arquebuse (sa fonction dans la Maison) est un modeste Versaillais, devenu chasseur et valet en second pour accompagner son maître en exil. Celui-ci le fait gardien de ses livres, « ce qui ne pouvait mieux tomber, car en plus d’être amateur de livres, Saint-Denis était un homme consciencieux et méticuleux ». À Sainte-Hélène, l’Empire se compacte en un royaume de chimères.

Durant toute sa vie, « au moyen des livres, sources précieuses et privilégiées d’émotion ou de savoir », Napoléon avait fait de ses bibliothèques des usines à idées. Celle de Sainte-Hélène ne fait pas exception. En poussant discrètement la petite porte de la modeste pièce où elle est conservée, Jacques Jourquin nous dresse un autre portrait intime de l’Empereur. On l’entrevoit, jour après jour, adaptant continuellement sa méthode de travail selon les intérêts et objectifs du moment, entre besoins d’informations provenant d’Europe et projets promotionnels, dénonciateurs, propagandistes ou éditoriaux.

C’est tout simplement passionnant. On voit se former lentement la base de données qui lui permet de repousser peu à peu les limites de sa pensée. Les cent-cinquante mètres carrés de sa prison peuvent alors lui paraître plus vastes. Entre espoirs, regrets et illusions, la bibliothèque de Longwood s’est construite avec une constante : la frustration de ne pas pouvoir obtenir davantage de livres. Contrairement à toutes ses bibliothèques qu’il avait constituées durant sa vie professionnelle, à Sainte-Hélène, Napoléon n’est plus le maître des sélections des ouvrages, qui lui arrivent au rythme incertain des bateaux. Autre différence : à Longwood, pas de champ de bataille, pas de décision politique, pas de règle administrative à préparer ; nous ne sommes plus dans l’action, mais dans la réflexion. Hormis ceux employés pour « édifier un ensemble cohérent de l’histoire de son règne » qu’il prépare pour la postérité, les livres de la bibliothèque de Longwood ressembleraient plus à quelques médicaments que l’on administre contre l’ennui qu’à autre chose. Et cependant, même s’il a « perdu la bibliothèque digne de son rang, indispensable à ses méditations et aux envolées de son imagination », on découvre au travers de ces carences les inclinaisons de son esprit.

Ce livre est un incontournable. Le fait que Jacques soit un ami de toujours – avant même que je ne découvre Sainte-Hélène, c’est dire ! – n’est pour rien dans l’affaire. J’en attendais la sortie depuis bien longtemps. Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Comme le rat de la fable, Ali en son temps et Jacques Jourquin aujourd’hui mettent sous les projecteurs le lion en cage dans le seul espace de liberté qui lui restait à Sainte-Hélène : la lecture.

Que de patience avait Ali Saint-Denis pour maîtriser l’impatience et satisfaire la soif inextinguible de livres de son maître. Et que de persévérance aussi pour Jacques Jourquin, pour déchiffrer l’écriture en pattes de mouche des centaines de feuillets du bibliothécaire.

À ne manquer sous aucun prétexte.

Michel Dancoisne-Martineau, Septembre 2021
Michel Dancoisne-Martineau est directeur des Domaines nationaux de Sainte-Hélène

► Découvrir ici l’ouvrage de Jacques Jourquin, La dernière passion de Napoléon, la bibliothèque de Sainte-Hélène, Paris, Passés/Composés, 2021.
Pour en savoir plus sur les domaines nationaux de Sainte-Hélène et sur l’opération de restauration de la Maison de Longwood

Titre de revue :
inédit
Partager