Une chronique de Nicolas Bernard – Les « Pères fondateurs » : une source d’inspiration pour une Amérique déboussolée ?

Auteur(s) : BERNARD Nicolas
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Depuis 1789, cinq Républiques, deux empires et trois monarchies se sont succédé en France. Les États-Unis, eux, s’enorgueillissent d’une plus grande stabilité, dans la mesure où ils sont gouvernés par une République qui se fonde encore sur la même Constitution ratifiée en 1787 (laquelle, certes, a été plusieurs fois amendée, notamment à l’issue d’une guerre civile). Inévitablement, ces parcours historiques distincts ont laissé des postérités mémorielles différentes : la Révolution française, pour nos concitoyens, ce sont d’abord des idées érigées en principes fondateurs et en devises généreuses, telles les fameuses « Liberté » et « Égalité » proclamées par la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ; la Révolution américaine, dans l’imaginaire états-unien, s’incarne davantage dans les figures de ceux qui l’ont conduite, les fameux « Pères fondateurs », devenus le socle des valeurs morales de ce pays-continent. Cette continuité symbolique ne se retrouve pas en France : pour ne citer que lui, Napoléon Bonaparte, figure du pouvoir après la Révolution, divise encore aujourd’hui plutôt qu’il ne fédère, alors qu’il était leur contemporain et que, comme eux, il a bâti un État qui lui a, en partie, survécu. Mais à l’heure où la démocratie américaine semble trembler sur ses bases, que représentent encore les « Pères fondateurs » ? Qu’étaient-ils, derrière le mythe ? Et quelles leçons tirer de leurs expérimentations politiques, conduites en parallèle de la Révolution française et de l’Empire ?

Une chronique de Nicolas Bernard – Les « Pères fondateurs » : une source d’inspiration pour une Amérique déboussolée ?
Nicolas Bernard, avocat et historien © DR

Ce sentiment de vacillement de la démocratie américaine ressort notamment d’une réunion qui s’est tenue à la Maison-Blanche, le 4 août 2022, entre le Président des États-Unis, Joseph Biden, et des universitaires réputés : « Nous vivons tous le danger existentiel que notre démocratie et les autres démocraties dans le monde soient détruites », a confié l’un d’entre eux, Michael Beschloss. « Fake news », « trumpisation des esprits », radicalisation du Parti républicain, assaut du Capitole, jusqu’à la Cour suprême elle-même qui remet en cause le droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse : devant « Joe » Biden, les historiens n’ont pas tari de comparaisons avec la période précédant la Guerre de Sécession, voire celle des années trente.

Étrangement, ces universitaires n’ont pas songé aux premières années de la République américaine. Il est vrai que ses créateurs, les « Pères fondateurs », à savoir George Washington, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, John Jay, James Madison, John Adams, et Alexander Hamilton, apparaissent aussi solides et rassurants que le Mont Rushmore, où ont été gravés les visages de deux d’entre eux – Washington et Jefferson. « Dans la mémoire américaine, écrit l’historien Richard R. Bernstein, les « Pères fondateurs » ont fusionné pour ne devenir qu’un être collectif, désintéressé, froid, à la carrure d’homme d’État, dont l’autorité est devenue de plus en plus apolitique, impartiale, voire divine (Richard R. Bernstein, The Founding Fathers Reconsidered, Oxford/New York, Oxford University Press, 2009, p. 140). » Après tout, les imagine-t-on mis en examen ?

Certes, la postérité de chacun d’entre eux a varié selon le contexte. Thomas Jefferson, pour ne citer que lui, a été tantôt vénéré, tantôt vilipendé au XIXe siècle, avant d’être glorifié à partir des années 1920 jusqu’aux années 1960 ; depuis, son passif esclavagiste, et notamment sa liaison durable avec une de ses esclaves noires, Sally Hemings, l’a ramené au cœur de la controverse. Il n’empêche : pris en bloc, les « Pères fondateurs » restent une valeur sûre, un socle, une référence irréfutable. Un « sport national » américain consiste à se retourner vers les « Pères fondateurs », pour y puiser des leçons servant à éclairer le présent. Au point que la jurisprudence récente de la Cour suprême s’appuie de plus en plus sur une doctrine dite « originaliste », consistant à déterminer la signification originelle de la Constitution, c’est-à-dire l’intention initiale des constituants, et notamment des « Pères fondateurs ».

Et pourtant ! L’éclat étincelant de leur grandeur ne doit pas nous cacher leurs ambitions et leurs travers, leurs espoirs et leurs impairs, leurs visions et leurs préjugés, leurs calculs et leurs erreurs, leurs mérites et leurs faiblesses, leur générosité et leur mesquinerie – en d’autres termes, leur humanité. Les « Pères fondateurs » ont certes gagné l’indépendance de leur nouvelle nation, et établi un régime politique encore présent de nos jours, mais ils n’avaient rien de divin : certes, chez eux, l’optimisme s’étendait à la raison et à la volonté, mais ils apparaissaient aussi perclus de névroses, bouffis d’ambition, certains – horresco referens ! – trompant même parfois leurs épouses, ce que d’aucuns se plairont à rappeler lors la procédure d’impeachment dirigée contre le Président Bill Clinton en 1998-99… Sans parler du fait que la plupart se détestaient. Ils se méfiaient de la démocratie, préférant confier les rênes du pays à des hommes – blancs – éclairés. Bref, ils restent, à tous égards, des hommes du XVIIIe siècle, allant jusqu’à régler leurs litiges en duel, comme en témoigne celui ayant opposé, en 1804, le Vice-Président Aaron Burr à Alexander Hamilton, qui coûtera la vie à ce dernier.

De fait, leur époque est pleine de dangers. L’indépendance, proclamée en 1776, n’a été arrachée par les armes à la métropole britannique qu’en 1783. Tout est, alors, à construire, notamment un Etat et une économie, pour apurer la dette – colossale – laissée par la guerre révolutionnaire. Ce n’est qu’en 1787 qu’est achevée une Constitution reposant sur un équilibre complexe de compromis et de contre-pouvoirs. Et malgré le brio du premier Président des États-Unis, George Washington, les tensions ne manquent pas : entre chantres d’un Etat fédéral fort et adeptes des droits des États ; entre admirateurs de l’Angleterre et partisans de la France révolutionnaire ; entre commerçants, artisans et proto-industriels de Nouvelle-Angleterre et planteurs du Sud ; sans parler de l’esclavage, qui rencontre des critiques de plus en plus marquées…

Alors que la France cumule les expériences politiques, jusqu’à l’Empire conquérant de Napoléon, les États-Unis font l’expérience de la démocratie. Moins violemment, mais dans la douleur tout de même. Les réformes fiscales tendant à apurer la dette conduisent à une violente insurrection en 1794, la « Révolte du Whisky » (opposée à la hausse des impôts frappant les alcools forts). La presse découvre la liberté – et donc la polémique : vraies scandales et fausses nouvelles se répandent comme une traînée de poudre, achevant d’empoisonner la vie politique. On parle déjà de sécession, et même de conjurations.

À l’extérieur, le danger n’est pas moindre. D’ancienne alliée, la France, furieuse devant le rapprochement des États-Unis et de l’Angleterre honnie, se mue en ennemie. En 1798, alors que la guerre couve, le Congrès américain se dote d’un arsenal législatif liberticide, les Alien and Sedition Acts  (Lois sur les étrangers et la sédition), autorisant l’expulsion et l’internement d’étrangers (suspects de collusion avec la France) et censurant toute critique du gouvernement. Parallèlement, l’exécutif se dote d’une armée censée défendre le territoire national contre la France et l’Espagne, mais son « inspecteur-général », Alexander Hamilton, songe à l’utiliser pour mater les États du Sud. Cette dérive autoritaire suscite un tel concert de critiques qu’elle conduit à la victoire de ladite opposition, emmenée par le sudiste Thomas Jefferson, aux élections présidentielles de 1800.

« Comparée à la vie politique frénétique et conflictuelle de l’ère des « Pères fondateurs », notre propre théâtre politique du début du siècle semble remarquablement stable, posé et respectable », écrivait l’historien Gordon S. Wood en 2000, à l’issue de la procédure d’impeachment qui avait visé Bill Clinton. Indéniablement, la situation s’est, depuis, dégradée aux États-Unis. Pour autant, l’époque des « Pères fondateurs » apparaît encore davantage troublée. Eux, au moins, sont parvenus à maintenir la République à flots : certes une République de propriétaires blancs, qui tolérait peu ou prou l’esclavage, mais une République qui, peu à peu, lentement, difficilement, s’est transformée, selon le mot d’Abraham Lincoln, en « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Leur principal mérite est d’avoir, contre vents et marées, et parfois sans l’imaginer clairement, creusé les fondations d’une démocratie. Le chantier reste ouvert.

Nicolas Bernard
Octobre 2022

Nicolas Bernard est avocat et historien. Il a notamment écrit aux éditions Tallandier La guerre germano-soviétique (deux tomes en collection « Texto » depuis 2020) et La guerre du Pacifique (deux tomes en collection « Texto » depuis 2019).

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