Iéna et Auerstedt, c’est à juste titre que Naulet associe les deux batailles livrées ce même 14 octobre 1806. S’il est impossible de refuser à Napoléon le mérite de la conception stratégique de la campagne – il a préparé celle-ci avec un soin et un souci du détail véritablement extraordinaires, comme en témoigne sa correspondance –, c’est bien le succès de l’aile droite à Auerstedt qui décida du triomphe de l’empereur à Iéna. On le sait, ce dernier n’était pas toujours reconnaissant envers ses serviteurs. S’il fera Davout – de loin le meilleur des maréchaux – duc d’Auerstedt, il ne cessera de minimiser son rôle afin de mieux s’attribuer le mérite de cette victoire en forme de coup de massue.
Mais, on s’en doute, nul ne pouvait alors rivaliser avec le prestige de Napoléon, encore auréolé par le succès de la campagne de 1805. Chacun sait ce que le philosophe Hegel, qui venait de voir l’empereur traverser la ville d’Iéna, écrivit la veille de la bataille : « J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré en un point de l’espace, assis sur son cheval, s’étend sur le monde et le domine. » Il était naturel que les meilleurs de ses lieutenants passent inaperçus. Germaine de Staël a vu juste : un homme avait accaparé la célébrité pour lui seul et rendu le genre humain anonyme.
Le meilleur corps d’armée de Napoléon, le 3e, dans lequel servaient, sous les ordres de Davout, les meilleurs divisionnaires du moment, les généraux Morand, Friant et Gudin, ne pouvait entrer en compétition avec le général en chef de la Grande Armée.
Frédéric Naulet retrace avec science et fort clairement les manœuvres, les mouvements de troupes, les combats et ces instants où l’issue fut incertaine. Des cartes très bien faites permettent de suivre ce qui apparaît comme une sorte de Kriegspiel. Car je suis Frédéric Naulet quand il conclut que si la campagne de 1806 fut en effet grandiose, tant par la conception que par l’exécution, le suspense était mince et le succès probable, en proportion de la médiocrité de l’adversaire. C’était une guerre qui pouvait difficilement être perdue, un peu – mais en sens inverse – à l’image de celle qui opposa Allemands et Français en mai et juin 1940. L’armée prussienne, qui passait pour un modèle indépassable vers 1760 ou 1780, avait mal vieilli, ne renouvelant ni son organisation, ni ses chefs, ni ses méthodes de combat. Les succès qu’elle avait remportés sous la direction de Frédéric II ne lui avaient pas rendu service.
On pourrait certainement dire la même chose des Autrichiens étrillés en 1797, en 1800 et en 1805 – une armée qui faisait la guerre du siècle précédent, écrasée par une armée qui faisait la guerre du siècle nouveau –, mais ensuite Napoléon avait affronté les Russes qui, même mal commandés, montraient au combat la pugnacité dont ils devaient faire preuve encore durant la deuxième guerre mondiale. Il fut plus difficile à Napoléon de s’en sortir en 1805 à Austerlitz, ou lors de la campagne de 1807, qu’en 1806. La plus belle des campagnes fut aussi la plus facile. Mais elle fut celle qui eut les plus grandes et les plus graves conséquences.
L’humiliation infligée à la Prusse après Iéna contient en germe, en grande partie, l’histoire de l’Europe aux XIXe et XXe siècle. Elle pèse encore aujourd’hui. Sans cette raclée qui vit la quasi-disparition de la Prusse, l’Allemagne issue de la volonté de revanche prussienne n’aurait pas conçu l’idée de devenir en Europe la puissance hégémonique qu’elle n’avait jamais été avant cela. 1870, 1914 et 1940 sont les suites de 1806. La domination actuelle de l’Allemagne sur l’Europe n’est pas étrangère à cette volonté de puissance née de la défaite et de l’humiliation. L’Allemagne a finalement réussi par la paix ce qu’elle n’avait pu faire par la guerre.
Iéna brille assurément d’un éclat incomparable sur la couronne de Napoléon, mais cette victoire totale a coûté cher à la France comme à l’Europe.
Sur ce triomphe en forme d’impasse, Frédéric Naulet a écrit un livre brillant et stimulant, dans un genre, l’histoire militaire, trop souvent négligé dans notre pays.
Patrice Gueniffey
Mai 2019
Historien, Patrice Gueniffey est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Frédéric Naulet, Iéna et Auerstedt. La Prusse humiliée (14 octobre 1805), Économica, 2019