Une chronique de Pauline Tekatlian : « Des Bonaparte aux ambassadeurs : destins croisés de deux hôtels particuliers parisiens »

Auteur(s) : TEKATLIAN Pauline
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Cette année, les Journées européennes du patrimoine célèbrent le « patrimoine architectural ». L’occasion de redécouvrir deux anciennes résidences privées de la famille Bonaparte : l’hôtel de Beauharnais et l’hôtel de Charost, qui fêteront en 2025 leurs 310e et 300e anniversaires, devenues les somptueuses ambassades des pires ennemis de l’Empereur.

Une chronique de Pauline Tekatlian : « Des Bonaparte aux ambassadeurs : destins croisés de deux hôtels particuliers parisiens »
Hôtel de Charost, résidence de l'ambassadeur de Grande-Bretagne, salon Pauline
© Croquant / Wikimedia Commons / CC BY-SA 3.0 & GFDL

L’hôtel de Beauharnais, le témoin du style Empire

En 1803, Eugène de Beauharnais, jeune colonel de 21 ans, devient le propriétaire de l’ancien hôtel de Torcy-Villeroy, demeure construite entre 1714 et 1715 par l’architecte Boffrand, située aujourd’hui rue de Lille (ancienne rue de Bourbon), dans le 7e arrondissement de Paris.

Si le fils de Joséphine bénéficie déjà d’un domaine à Bougival et à La Ferté-Beauharnais, l’acquisition de cette résidence lui permet de trouver une demeure parisienne digne de son rang en tant que successeur par alliance du Consul à vie.

Eugène profite peu de son palais parisien : en 1805, il est nommé vice-roi d’Italie et part s’installer à Milan, avant d’épouser la princesse Augusta-Amélie de Bavière. Mais entre-temps, sous l’impulsion de sa mère et de sa sœur Hortense, l’hôtel connaît une métamorphose spectaculaire. Entre 1803 et 1805, la façade sur cour est transformée par l’ajout d’un portique égyptien, symbole de l’égyptomanie qui marque l’époque. À l’intérieur, la bibliothèque, le « salon des Quatre-Saisons », ou encore le boudoir turc rivalisent de raffinement. Mobilier signé Jacob, décors inspirés de l’Antique et inspirations orientales composent un ensemble somptueux, pensé comme une vitrine du savoir-faire français. Ces dépenses, jugées excessives par Napoléon lui-même, qui fustige ses maîtres d’œuvre (l’architecte Bataille et les administrateurs Calmelet et Soulange-Bondin), font pourtant de l’hôtel un joyau décoratif du Consulat et du Premier Empire.

Après la première abdication de Napoléon en 1814, l’hôtel accueille l’un des coalisés, Frédéric-Guillaume III de Prusse, qui l’apprécie tant qu’il l’achète en 1818, avec tout son mobilier. Devenu résidence diplomatique, il conserve ses décors intacts, offrant aux visiteurs privilégiés un rare aperçu du goût impérial.

Lieu d’apparat et d’expérimentations stylistiques, l’hôtel de Beauharnais illustre la manière dont la famille Bonaparte a façonné non seulement le pouvoir, mais aussi les arts décoratifs du début du XIXᵉ siècle. Entre égyptomanie, orientalisme et références antiques, il incarne l’ambition esthétique d’une dynastie en quête de légitimité. Plus de deux siècles après son acquisition par Eugène, cette demeure reste l’un des joyaux du patrimoine parisien, témoin d’une époque où le luxe et la politique ne faisaient qu’un, et qui abrite aujourd’hui encore les héritiers des vainqueurs de la coalition contre Napoléon Ier, en tant que résidence de l’ambassadeur d’Allemagne.

L’hôtel de Charost : du palais Borghèse au trône du roi d’Angleterre

En décembre 1801, Pauline Bonaparte suit son mari, le général Leclerc, à Saint-Domingue, théâtre de la révolte menée par Toussaint Louverture. La campagne tourne court : Leclerc meurt de la fièvre jaune, et Pauline revient à Paris dès 1803, veuve mais riche, grâce à l’héritage et surtout à la pension que lui assure son frère, le Premier Consul Napoléon Bonaparte. Elle se met alors en quête d’une demeure parisienne à la hauteur de son rang.

Son choix se porte en novembre 1803 sur l’hôtel de Charost, construit entre 1722 et 1725 par l’architecte Mazin, situé rue du Faubourg-Saint-Honoré dans l’actuel 8e arrondissement de la capitale. Le contrat de mariage signé trois mois plus tôt avec son nouveau mari, le prince romain Camille Borghèse, lui garantit une indépendance rare : Pauline en reste seule propriétaire, libre de vendre ou de transformer sa maison. La sœur cadette du futur Empereur de France s’impose ainsi dans la haute société comme princesse souveraine en son hôtel.

Rapidement, l’édifice se métamorphose. Dès 1809, grâce à une dotation impériale généreusement augmentée, Pauline confie à l’architecte Bénard d’ambitieux travaux : nouvelles ailes sur le jardin, salle à manger d’apparat, galerie de tableaux riche de cent soixante-quinze toiles tirées de la collection Borghèse, décors de soieries, meubles signés Jacob-Desmalter ou Thomire. Le « palais Borghèse » devient une vitrine éclatante de l’étiquette impériale, où la princesse reçoit avec faste et où son mari est cantonné à des appartements secondaires.

Mais la grandeur a ses revers : en 1814, au lendemain de l’abdication, l’hôtel est réquisitionné par l’empereur d’Autriche. Pauline, immobilisée en Provence, n’a d’autre choix que de céder son palais. Et c’est bien là que l’histoire se joue avec ironie : l’acheteur n’est autre que le duc de Wellington, futur vainqueur de Waterloo, qui transforme l’ancien palais napoléonien en ambassade britannique. Ainsi, ce qui avait été conçu pour affirmer la puissance d’une dynastie devient le décor officiel de ceux qui contribueront à l’abattre.

L’hôtel de Charost est encore aujourd’hui la résidence de l’ambassadeur du Royaume-Uni à Paris : ultime pied-de-nez de l’histoire, qui fait de Pauline, malgré elle, l’hôtesse éternelle des ennemis de l’Empire.

Ces deux demeures, devenues ambassades, rappellent ainsi combien l’architecture conjugue mémoire familiale, diplomatique et nationale.

Pauline Tekatlian, docteure en histoire, assistante de direction de la Fondation Napoléon (2025)

Pour aller plus loin

– Jörg EBELING et Ulrich LEBEN (dir.), Le style empire – L’hôtel de Beauharnais à Paris, Flammarion, Paris, 2016.
– Tim KNOX, La résidence de l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, Flammarion, Paris, 2011.
– Pauline TEKATLIAN, Les hôtels particuliers des Bonaparte à Paris, du Directoire à l’Empire. La place des galeries d’art, thèse de doctorat, sous la direction de Jean-Philippe Garric, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2024, 2 vol.

Journées européennes du patrimoine 2025

• 310 ans de l’hôtel de Beauharnais : un exemple rare d’hôtel particulier ayant conservé son style Empire, à découvrir lors d’une visite guidée organisée par l’ambassade d’Allemagne. Pour plus de détails sur les dates de visite et les modalités d’inscription, rendez-vous sur le site de l’ambassade.
• 300 ans hôtel de Charost : le samedi 20 septembre, vous aurez l’occasion de découvrir ou de redécouvrir ce joyau d’architecture classique et la beauté de ses salons d’apparat. Visite gratuite, sur réservation.

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