Une chronique de Peter Hicks – Canova et Napoléon : deux fortes têtes

Auteur(s) : HICKS Peter
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Le célèbre artiste Antonio Canova fut, peut-être, le plus grand sculpteur de son époque. Sa célèbre interprétation de Pauline Bonaparte en Vénus nous fige toujours dans notre élan lorsqu’on a la chance de visiter la galerie Borghèse. Il n’est donc pas étonnant que Bonaparte ait voulu être immortalisé par ce sculpteur, surnommé le génie de Venise ; après tout, le Premier Consul avait déjà exigé en 1804 Paisiello – le musicien le plus célèbre de cette époque -, pour composer la musique de son couronnement.
Les conversations entre Canova et Napoléon Bonaparte ont été miraculeusement retranscrites par l’artiste lui-même, mais aussi par sa famille et ses amis. Elles ont même été publiées.

Une chronique de Peter Hicks – Canova et Napoléon : deux fortes têtes
Peter Hicks

Canova est invité à Paris au nom du Premier Consul par l’ambassadeur de France, François Cacault, en 1802. Selon le sculpteur lui-même, il s’y rend à contrecœur, finalement convaincu uniquement par les supplications du Pape. Il ne veut pas, disait-il, quitter sa Rome bien-aimée et n’est pas non plus encouragé par le rôle que Bonaparte a joué dans le démantèlement de la République vénitienne, lors de la première campagne d’Italie. Il y va néanmoins, arrivant à Paris début octobre pour être logé chez l’archevêque Caprara, nonce papal.
Canova a pour commande de réaliser un buste et une statue grandeur nature du Premier Consul. Il a un a priori négatif sur son modèle mais  admet que son sujet a une tête « antique ». Ils parlent. Et dans leur conversation, Canova rappelle audacieusement au Premier Consul la saisie d’œuvres d’art en provenance d’Italie, se référant non seulement aux chevaux de bronze de Saint-Marc, mais également à un article du « brillant » Quatremère de Quincy – un très vieil ami de Canova – qui écrit sur le sujet dans des lettres rebaptisées et publiées en 1836 sous le nom de « Lettres à Miranda ». Avant de retourner à Rome, Canova est emmené par Quatremère à un « déjeuner » avec Jacques-Louis David dans la villa du beau-frère du Premier Consul, Joachim Murat, à Neuilly.
Prêt en septembre 1803, le buste de Napoléon arrive à Paris, tout droit venu de Rome, en février 1804. La même année, Quatremère publie un article faisant l’éloge de la statue de son ami Canova, le « Pugilateur », dans une revue intitulée Archives littéraires de l’Europe ; il y répertorie également les œuvres récentes du sculpteur vénitien, dont deux statues napoléoniennes, à savoir la fameuse sculpture de Pauline Bonaparte en Vénus victrix – « le modèle en grand et idéalement ajusté de la princesse Borghèse », d’après ses mots – , désormais dans la collection de la Villa Borghèse, mais aussi la « statue colossale » de Bonaparte, célèbre statue nue de Napoléon en Mars Pacificateur, dont la version en marbre se trouve actuellement à Apsley House à Londres(Le bronze, à Milan à la Brera Gallery.).
Canova ne revient à Paris qu’en 1810 : il finalise cette fois les travaux préparatoires de son portrait sculpté de l’impératrice Marie-Louise. Contrairement aux conversations de 1802, ses échanges avec le couple impérial en 1810 ont été immortalisés dans un chapitre à part de Melchior Missirini et intitulé « Diologhi [sic] del Canova con Napoleone », publié en 1824, peu après la mort de Canova. Missirini s’enorgueillit de sa retranscription : « Voici des entretiens qui m’ont paru assez curieux et piquans, entre le plus grand des guerriers et le premier des artistes de notre siècle. »
Il fait également remarquer que ses écrits enseignaient non seulement aux « esprits lâches » comment « ne jamais dissimuler la vérité », mais montraient aussi comment Canova obéissait aux ordres de Napoléon tout en restant profondément dévoué à « son souverain le Pontife ».
Aux yeux du lecteur moderne, cette lecture a pour intérêt leur désaccord concernant la nudité de la statue de Mars, alors en cours de finalisation. Canova était réputé à l’époque pour faire une synthèse parfaite d’un original classique mais avec une immédiateté moderne. Le Mars de Canova est un nu d’inspiration classique – tous les modèles antiques de ce genre sont dévêtus – mais Napoléon était réticent à cet égard, soucieux de sa dignité. Les deux hommes finissent par s’entendre : une statue équestre sera préférable, car les originaux classiques de ce type n’étaient pas nus.

Mais un autre morceau savoureux de leurs échanges mérite d’être signalé.
Napoléon, épuisé après une dure journée de travail, signifie sa lassitude à recevoir l’artiste, malgré les récriminations de Marie-Louise(Malheureusement ces écrits ne subsistent pas en version française ; il s’agit des Entretiens de Napoléon avec Canova en 1810, publié sous forme de brochure également en 1824).
En effet, lorsque Canova arrive au palais pour présenter son buste de Marie-Louise à Napoléon, l’Empereur déclare :
« Je [Napoléon] suis fatigué et las […] J’ai soixante-dix millions de sujets. Huit à neuf cent mille fantassins : cent mille cavaliers ; les Romains eux-mêmes n’avaient pas de telles forces : j’ai combattu quarante batailles ; à Wagram, j’ai tiré cent mille boulets de canon, et « cette dame » [se tournant vers l’Impératrice] , qui était alors archiduchesse d’Autriche, voulait ma mort  !
– C’est vrai, dit Marie-Louise.
Canova, d’ajouter :
– Maintenant, remercions Dieu que les choses soient différentes, pour autant que je sache ! ».

Peut-être le traducteur français a-t-il omis cet échange, considérant que tout cela était un peu trop privé !
Les lecteurs actuels, cependant, resteront fascinés par les conversations de Canova avec Napoléon : elles révèlent le caractère d’un des plus grands artistes de son époque (et peut-être de nos jours) et son désir d’accomplir ses commandes, qu’il espérait être appréciées dans le monde entier, sans pour autant renier ses idéaux artistiques et en restant fidèle à ses pensées politiques, même face à l’un des hommes les plus puissants du monde.

Peter Hicks, Octobre 2022

Peter Hicks est chargé d’Affaires internationales à la Fondation Napoléon.

 

Bibliographie

• Della vita di Antonio Canova libri quattro compilati da Melchior Missirini, Prato per i frat.[elli] Giachetti, 1824, « Capitolo secondo: Dialoghi del Canova con Napoleone », pp. 243-60, esp. p. 244.
• Pour une propre version de Canova de ses conversations avec Napoléon, se référer à Edizione nazionale delle opere di Antonio Canova. Scritti, I, a cura di Hugh Honour, Rome, Istituto Poligrafico e Zecca dello Stato, 1994, pp. 315-318 and 333-371.
• Pour lire une traduction (parfois hasardeuse) de  « Napoléon et Canova. Leurs entretiens en 1810 », par Gérard Hubert and Alain Pillepich,, dans La revue du Souvenir napoléonien, mars-avril 1995, no. 400,, pp. 57-65 et idd. « Napoléon et Canova. Leurs entretiens en 1802 », dans La revue du Souvenir napoléonien, août-septembre 1999, no. 424, pp. 12-14.

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