Une chronique de Peter Hicks : « Fake news » à la mode hélénienne ?

Auteur(s) : HICKS Peter
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Tout au long de sa vie, Napoléon a souhaité maîtriser le récit de sa vie, de sa majesté comme de son intimité. Pendant les années de captivité à Sainte-Hélène, cette question allait devenir extrêmement importante. La bataille par laquelle il contrôlait quand et comment un officier britannique le voyait tous les jours n’était qu’un aspect de cette lutte pour le pouvoir. Tout naturellement, ce combat pour son histoire a été plus féroce dans le monde imprimé, en particulier dans le monde anglophone.

Une chronique de Peter Hicks : « Fake news » à la mode hélénienne ?
© Fondation Napoléon/ R. Young

Deux textes en particulier, que Napoléon considérait comme des « faux textes » ont suscité une réponse de l’Empereur. Le premier rassemblait les Letters written on board his Majesty’s ship the Northumberland de William Warden (1816). Ce livre a reçu une riposte impériale officielle, sous la forme d’un livre intitulé Letters from the Cape of Good Hope, premièrement publié en anglais (Londres, 1817) – la version française de celui-ci est sortie en 1819 dans le Paris de Louis XVIII, cachée sous le titre Documents particuliers (en forme de lettres) sur Napoléon Bonaparte sur plusieurs de ses actes jusqu’ici inconnus ou mal interprétés. Le deuxième « faux texte » rassemblait 469 citations de Napoléon dans A manuscript found in the portfolio of Las Casas [sic] containing Maxims and Observations of Napoleon paru en 1820 en anglais (Londres) – dans l’introduction à l’édition française, Maximes et Pensées du prisonnier de Sainte-Hélène (Paris), également publiée en 1820, le texte est explicitement identifié comme une traduction mot à mot de la publication anglaise (1). Napoléon a jugé ce livre si « faux » qu’il l’a désigné par son titre comme tel dans son testament. Malgré les allégations de faux de l’Empereur, il semble qu’il y ait des éléments authentiques dans les deux textes. Alors, que voulait vraiment dire Napoléon lorsqu’il les qualifiait de « faux » ?

Parallèlement à la « correction » littéraire des lettres de Warden publiée par Napoléon, nous possédons également un compte rendu de la critique qu’il en fit. Les Lowe Papers conservés à la Bibliothèque nationale de Paris rapportent la conversation entre Napoléon et son médecin O’Meara au sujet de Warden et de ses mensonges (10 mars 1817) (à consulter sur Gallica/BnF ici). Amusante et fort intéressante, elle mérite d’être citée en entier. « Ai demandé au gén.[éra]l Bonaparte si la conversation déclarée par le docteur Warden comme ayant eu lieu entre lui et W.[arden] relativement à la physionomie du gouverneur s’était vraiment produite, en reprenant les mots, à savoir. Pouvez-vous juger si un homme possède des talents en observant les linéaments de son visage ? Et la réponse de Warden par la suite qu’il aimait mieux Lady Lowe ? Était-ce vrai ? Il a ri et a répondu que sa mémoire ne lui présentait pas les mots exacts, mais qu’autant qu’il s’en souvenait, c’était presque vrai. Qu’une conversation de ce genre avait eu lieu certes, mais continuait-il, j’ai dit pire que ce qu’il a dit là et que je suppose que le gouverneur a dû voir comme je crois que Las Cases les avait rapportés dans son Journal. Je lui ai alors demandé ce qu’il pensait du livre de Warden ? Il a répondu :

« Le fond est vrai mais il y a « cento coglionerie e cento bugie » [un tas d’inepties et un tas de mensonges]. Il a mal compris Las Cases dont je vois maintenant qu’il ne comprend pas l’anglais. Je vois qu’il ne peut pas traduire le sens des mots français en anglais, car dans cet ouvrage il y a plusieurs fausses déclarations qui découlent sans doute du fait qu’il s’est mal expliqué, etc. parce que l’autre ne pouvait pas parler français. Il a couché sur le papier cent choses « a torto ed a traverso » [à tort et à travers]. Il a mal agi en nous faisant parler. Car il a rapporté presque tout comme si j’avais parlé tout le temps, ou comme s’il avait pu me comprendre. Il a mis dans ma bouche des expressions indignes de moi et pas du tout de mon style. Toute personne qui me connaît verra facilement que ce n’est pas mon style.

Les trois quarts de ce qu’il m’a fait dire ne sont jamais sortis de ma bouche. Il a dit quelque chose au sujet de Masséna, comme ayant personnellement pris le village d’Essling à plusieurs reprises durant le jour de la bataille, ce qui, si l’ouvrage est traduit en français, fera rire tous les officiers français familiarisés avec cette affaire et les incitera à considérer le livre comme un tissu de mensonges, car Masséna n’était pas à cet endroit précis à aucun moment de la bataille. Je n’ai jamais non plus comparé Masséna à moi-même, car en vérité il ne le méritait pas. J’ai dit que c’était un bon général, certainement. Ce qu’il dit à propos de Maret, comme ayant été au courant de mon retour en France, est également faux, je ne l’ai jamais dit non plus. Il lui était extrêmement impropre de le dire, cela pouvait nuire aux relations de Maret en France. Il a également tort de dire que Bertrand et sa femme lui ont dit ceci et cela parce que cela engendrera beaucoup de mauvaise volonté à leur égard et leur créera un certain nombre d’ennemis. Il aurait dû dire « on m’a dit à Longwood ». S’il avait plutôt dit que je l’avais dit, cela aurait été mieux que de mentionner leurs noms, car je ne crains personne.

Il est incorrect dans l’explication qu’il donne sur le fait de tirer sur les prisonniers à Jaffa, sur ma proposition de donner de l’opium aux malades, car ce n’était pas ma proposition, il est également incorrect dans son récit de mon exposé des raisons pour lesquelles je souhaitais que Wright vive.

Je crois que ses intentions (en publiant le livre) étaient bonnes envers moi et aussi qu’il souhaitait aussi se faire un nom et gagner de l’argent. Le fond est vrai, mais les déclarations sont très incorrectes, ce que j’attribue au fait que Las Cases ne puisse pas s’expliquer en anglais avec précision, car Las Cases devait connaître la véritable histoire des circonstances décrites, les ayant eues de moi, mais il ne pouvait pas s’expliquer correctement en anglais avec le médecin, qui pour sa part ne comprenait pas le français. Ça a été la cause des erreurs si fréquentes.

Il a ensuite dit, cela a plus « l’aria d’un romanzo che di vera storia » (l’air d’un roman plutôt que l’histoire vraie). D’un homme qui ne parlait pas français pour raconter de si longues conversations avec moi, qui pour ma part ne parle pas anglais. « Pare un coglioneria ed un ridicolo » [paraît inepte et ridicule]. » Ce que nous voyons ici, c’est que l’Empereur accepte et rejette en même temps la vérité du récit de Warden.Il en va de même pour les Maximes et Observations. Cette collection de 469 maximes ou observations proviendrait d’un manuscrit écrit par Las Cases mais qui lui avait été confisqué en 1816. Napoléon a indiqué cette publication comme étant fausse dans son testament même (à côté du faux reconnu Manuscrit de Sainte-Hélène venu d’une manière inconnue (2). Bien que Napoléon en nie formellement la paternité, certaines des « observations » sont manifestement authentiques (et même si vous ne le croyez pas, en tout cas très difficile à inventer !). Par exemple, l’Observation n° 141 : « Je n’ai jamais entendu de musique qui m’a fait autant de plaisir que la Marche des Tartares de Méhul [lapsus pour ‘Kreutzer’, éd.]. » L’on sait par les mémoires de Jacques Miot sur la campagne d’Égypte (publiés en 1804, p. 19) que : « Bonaparte faisait jouer la fanfare militaire de ses Guides le soir après le dîner, quand ils n’étaient pas malades, et la pièce qu’il affectionnait beaucoup était la Marche des Tartares de Kreutzer ».

La Maxime n° 372 contient la remarque bien connue et éminemment authentique de Napoléon concernant le coup d’État de Fructidor en 1797 : « J’aurais pu conduire l’armée d’Italie à Paris, au 18 fructidor, et jouer le rôle de Sévère ; mais la poire n’était pas mûre. »Ils sont donc vrais, mais Napoléon dit qu’ils ne sont pas vrais. Il nous reste le sentiment que si certaines des informations contenues dans les textes proscrits par Napoléon n’étaient pas authentiques, il semble également vrai que le cri de « faux » de Napoléon était hâtif. Peut-être que, parfois, il voulait simplement dire « trop personnel », et au fond « pas assez digne » ?

Peter Hicks, historien, responsable des Affaires internationales à la Fondation Napoléon. Prochain ouvrage à paraître, en 2022, aux éditions Perrin, Napoléon à Sainte-Hélène. Manuscrits et journaux anglais, coll. La Bibliothèque de Sainte-Hélène.

mai 2021

Notes
• 1 • Il en est de même des Lettres de l’île de Sainte-Hélène : révélant la sévérité inutile exercée à l’égard de Napoléon (que le Grand Maréchal Bertrand appelait les « Lettres d’un capitaine de Storeship »), publiées uniquement en anglais en 1818, la version française était une traduction de l’anglais et non la version française originale.
• 2 • Les remarques officielles de Napoléon niant la paternité de ce faux ouvrage ont été publiées pour la première fois en anglais par Barry O’Meara, en complément de l’édition par ce dernier en traduction anglaise des mémoires de l’Empereur, volume IX, paru à Londres en 1820.

Titre de revue :
inédit
Mois de publication :
mai
Année de publication :
2021
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