Son autre secrétaire, Claude-François de Méneval, nous révèle qu’à côté d’airs (non identifiés) de l’intermède (ou petit-opéra) du « Devin du Village » de Jean-Jacques Rousseau, l’Empereur affectionnait particulièrement un air tiré d’une comédie de Jean-François Marmontel et Mme Justine Favart (1762) : « Annette et Lubin », en particulier la phrase « un baiser de ta bouche en fut le médecin ».
À Sainte-Hélène, Napoléon revint aux comptines de son enfance, certaines connues : « Fra Martino, […] suona le campane », en corse dans le texte, c’est-à-dire, « Frère Jacques » qu’il fredonnait en jouant au billard de fort méchante humeur ; d’autres beaucoup moins, comme « Jésus des puerelles, va de son pietà etc., Jésus des orphanell.[es] etc. ». Si son humeur devenait meilleure, il avait l’habitude de siffler « Marborough s’en va-t’en guerre », cette ancienne mélodie que réutilisa Beethoven pour caractériser les Français dans son morceau programmatique, Wellington’s Sieg.
Avant Sainte-Hélène, « quand il était dans une disposition d’esprit plus grave » toujours selon Méneval, Napoléon reprenait très souvent une chanson du compositeur toulousain Pierre Jacques Caussé qui commençait par ces mots : « Français, le signal est donné ».
Cette œuvre avait été composée en 1794 quand, après un début de carrière d’organiste d’église, Caussé s’était rapproché d’un « clubiste » de Narbonne, le citoyen Treydoustan, afin d’écrire une chanson capable de rivaliser avec la « Marseillaise » ou le « Chant du départ ». Moins patriotiques qu’intéressés par l’argent, ils publièrent « La foudre française », connue aussi sous le titre de « Chanson républicaine » ou de « Chassons les rois ». Même si elle oubliée aujourd’hui, on la chanta au moins jusqu’en 1851 dans les cafés.
Méneval l’entendit donc chanter de la bouche de Napoléon avec ces paroles étonnantes : « Qui veut asservir l’univers / Doit commencer par sa patrie ». Était-ce de l’humour un peu noir ? Une boutade ? Se faisait-il menaçant ? En réalité, Treydoustan, en bon républicain, avait écrit « Qui veut affranchir l’univers / Doit commencer par sa patrie ». Entre asservir et affranchir, la différence est de taille. Sans doute s’agissait-il d’une mauvaise écoute. Mais qui s’était trompé ? Napoléon, en entendant la chanson, ou Méneval, en l’écoutant la rapporter ? On ne le saura, hélas, jamais.
En tout cas, avec des paroles justes ou non, quand il était fort préoccupé, l’Empereur entonnait ce succès révolutionnaire, ce qui laisse la place à de multiples interprétations.
Et quid de Caussé après la Révolution ? Il fit une belle carrière sous le Consulat comme sous l’Empire. Aimant décidément la musique de circonstance, il publia en 1806 une grande sonate pour le forte-piano, avec accompagnement de flûte, basson, basse et deux cors obligés, dédiée à l’impératrice Joséphine. La même année, pendant le Te Deum célébrant la victoire d’Austerlitz, il improvisa sur les orgues de la cathédrale Saint-Étienne un morceau de bataille, un genre hérité de la Révolution caractéristique du Consulat et de l’Empire avant de redevenir organiste d’église dans la cathédrale de Saint-Étienne de Toulouse, et ce jusqu’à sa mort.
Peter Hicks, responsable des affaires internationales de la Fondation Napoléon (mai 2025)
Pour aller plus loin
► Voir l’ouvrage collectif publié par les Archives nationales, Musique et République. De la Révolution au Front populaire, en lien avec l’exposition gratuite présentée aux Archives nationales jusqu’au 14 juillet 2025. Vous y retrouverez notamment un article de Peter Hicks intitulé : “Permanences et mutations de la musique républicaine sous l’Empire”.