Une chronique de Pierre Branda : « Le Mémorial ou l’histoire d’un improbable succès »

Auteur(s) : BRANDA Pierre
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Le Mémorial de Sainte-Hélène reste l’œuvre napoléonienne par excellence. Dès sa sortie en 1823, le livre devient un « best-seller ». Après une première édition vite épuisée, d’autres suivirent en grand nombre en France mais aussi à l’étranger, le livre fut ainsi traduit en sept langues l’année de sa sortie. Plus tard, des éditions illustrées firent le bonheur de nombreux lecteurs comme celles des libraires qui les vendaient. Plus récemment, une édition scientifique de 2017 dirigée par la Fondation Napoléon à partir d’une copie conservée à Londres du manuscrit original et présentant de nombreuses différences avec la version publiée en 1823 connut un joli succès sous le titre Le Mémorial de Sainte-Hélène. Le manuscrit original retrouvé. Cet « autre » Mémorial fut lui-même ensuite proposé dans différents formats par son éditeur Perrin, toujours avec de belles ventes à la clef. Comme si ce livre ne pouvait qu’attirer le succès.

Et pourtant s’il est bien une œuvre qui n’aurait jamais dû parvenir jusqu’à ses innombrables lecteurs, c’est bien celle-là.

Une chronique de Pierre Branda : « Le <i>Mémorial</i> ou l’histoire d’un improbable succès »
Pierre Branda © Fondation Napoléon/Rebecca Young

Napoléon ne connut Las Cases que très tardivement en 1815. Il était son chambellan mais point destiné à devenir son confident. Dans le tourbillon des Cent-Jours, il n’est pas emporté et suit Napoléon en exil. Alors que l’Empereur n’aime guère les nouvelles têtes en principe, il gagne sa confiance assez rapidement au point de devenir l’un des plus intimes auprès de lui, au grand dam d’autres compagnons, dont le général Gourgaud qui le jalouse rapidement. Mais le voici en place, prêt à écouter un homme qui aime se confier.

Le travail de Napoléon avec son secrétaire commence le 16 août 1815, au cours du voyage vers Sainte-Hélène. Après sa promenade rituelle sur le pont, s’appuyant sur l’avant dernier canon installé à bâbord, baptisé ensuite canon de l’Empereur, le vaincu de Waterloo revient volontiers sur son épopée au cours de longs soliloques. Très près de lui, le frêle Las Cases l’écoute, note ce qu’il peut malgré le roulis du vaisseau anglais et son mal de mer. Ainsi naît le Mémorial de Sainte-Hélène.

Durant l’exil, Napoléon s’est beaucoup raconté en dictant ou en conversant avec qui voulait bien l’écouter. Avec toute cette matière, des milliers de pages ont été écrites. Si l’on devait rassembler le tout en une œuvre unique, on dépasserait certainement les cinq ou six mille pages. C’est considérable. Au sein de cette « fabrique » écrivaine, une œuvre se distingue toutefois, celle de Las Cases, autre joli coup parfaitement réussi.

Et ce d’autant plus que Las Cases fut, parmi les mémorialistes de Sainte-Hélène, celui qui resta le moins auprès de l’exilé, soit dix-huit mois. En outre, quand il partit en décembre 1816, les Anglais saisirent son journal. Ils auraient pu le détruire ou ne jamais lui rendre, mais au lieu de cela, ils le restituèrent à son auteur en 1821, à la mort de Napoléon. À partir de cette version, Las Cases développa son journal, le corrigea, effectua de nombreux ajouts et créa ainsi son œuvre fameuse : Le Mémorial de Sainte-Hélène.

Mais quel improbable chemin qu’emprunta ce frêle petit homme qu’était Las Cases pour en arriver jusque-là ! Il lui fallut d’abord devenir un confident de Napoléon après n’être resté longtemps qu’un obscur courtisan. Pour devenir son secrétaire privilégié, il réussit à s’imposer, obtenant de l’Empereur plus que tous les autres. Et alors que la fabrique mémorielle de Napoléon tourne à plein régime, ses écrits se distinguent au point de faire quasiment oublier tous les autres livres écrits à Sainte-Hélène. Enfin, après son départ mouvementé de l’île, son manuscrit est heureusement préservé puis lui est rendu avant qu’il ne soit trop atteint par la maladie.

Bref, un parcours aussi improbable que chaotique pour une œuvre à succès.

Napoléon croyait à la puissance de la fortune, c’est-à-dire de la chance. Apparemment, le Mémorial eut toutes ses faveurs !

Pierre Branda, directeur scientifique de la Fondation Napoléon (avril 2025)

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