Écrivain, collectionneur d’art, dessinateur, graveur et muséologue, l’homme né à Givry le 4 janvier 1747 fut un touche-à-tout de génie. Après avoir fréquenté les ateliers d’artistes de la capitale, il se fit rapidement une place à la Cour de Louis XV obtenant même la charge de gentilhomme ordinaire du Roi. Ensuite, les Affaires étrangères l’envoyèrent en mission en Russie et en Suisse où il rencontra Voltaire. Libertin, il connut un certain succès en publiant anonymement Point de lendemain en 1777 au point que ce conte grivois devint un modèle du genre. En 1798, séduit par l’idée de Bonaparte d’emmener en Égypte des hommes de sciences et d’arts, il embarqua à Toulon pour la terre des Pharaons.
Sur place, il rédigea le Voyage dans la Basse et Haute Egypte publié en deux imposants volumes en 1802. Le volume de planches contient la plupart des dessins (441 dessins regroupés en 206 planches) qu’il croqua parfois sur le vif à la suite de l’armée française. Ce superbe ouvrage dédié à Bonaparte connut un tel succès que l’on compta près de 40 rééditions tout au long du XIXe siècle. Bien avant la monumentale Description de l’Egypte dont Denon fut aussi l’un des auteurs, le Voyage fut à l’origine de l’égyptologie moderne.
La même année, Bonaparte le nomma directeur général des Musées avec un traitement annuel de 12 000 francs. A la tête du Louvre, celui que l’on surnomma « l’œil de Napoléon » prit en main toute la politique artistique du régime Certains le considèrent même comme un véritable ministre de la Culture ou des Beaux-arts. Mais s’il avait la haute main sur la création, il perdit toute influence dans la direction des travaux du Louvre que dirigeait l’architecte Fontaine. Entre les deux hommes, le conflit fut permanent : « M. Denon est l’une de ces mouches importunes qu’on ne peut parvenir à chasser et contre lesquelles il ne faut qu’avoir patience » écrivit ainsi Fontaine dans son Journal.
La « mouche importune » se plaignait souvent des retards pris par les travaux dirigés par Fontaine, espérant sans doute que l’empereur prenne partie pour lui, ce qu’il ne fit jamais. Les plaintes du directeur des Musées furent, on s’en doute, peu appréciées par l’architecte. Pour se venger, Fontaine ne tint aucun compte des contingences liées à l’exploitation du musée dans ses plans de travaux. Pendant la réfection des latrines, il « oublia » par exemple d’installer des latrines provisoires, ce qui aurait évité « qu’il ne se fasse des ordures dans les cours, les escaliers et peut-être même la galerie du musée, ce qui arriverait infailliblement si les gardiens préposés à la garde et à la propreté de ce monument n’avaient aucun lieu à indiquer aux pressés de besoin » comme le rapporta Denon à l’empereur. Après les latrines, il manqua aussi de poêles pour préserver « à l’avenir les tableaux d’une humidité destructrice ».
On ignore si Napoléon s’amusa de ces petites et parfois malpropres mesquineries entre « collègues ». En tout cas, il conserva les deux hommes à leur poste comme si de rien n’était, déclinant une fois encore le fameux « diviser pour régner » qu’il aimait pratiquer. Et tant pis pour le « cavalier » ou la « mouche » du Louvre !
Pierre Branda, directeur scientifique de la Fondation Napoléon (mars 2025)
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