Une chronique de Pierre Branda : « Quand Napoléon rend chèvre… »

Auteur(s) : BRANDA Pierre
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Dans les Lettres de mon moulin, Alphonse Daudet fit d’une chèvre la figure littéraire que l’on connaît avec sa célébrissime Chèvre de monsieur Seguin. En histoire napoléonienne, il ne nous a pas été donné de croiser de chèvres connues jusqu’à ces derniers jours. Un autre ruminant, bien réel celui-ci, est en effet apparu à l’occasion d’une vente aux enchères organisée par la Maison Hansons à Londres.

Une chronique de Pierre Branda : « Quand Napoléon rend chèvre… »
Pierre Branda © Fondation Napoléon/Rebecca Young

Parmi plusieurs objets ayant appartenu au capitaine Maitland, cet officier britannique qui avait accueilli la reddition de Napoléon à bord de son navire le Bellerophon, devant Rochefort en juillet 1815, vient d’être vendu le crâne de sa… chèvre. Il est précisé dans le catalogue de vente qu’il s’agirait de l’animal qui donna du lait à Napoléon et à sa suite lors de leur séjour sur ce navire. La relique mesure 28,5 cm de large avec les cornes, et 18,5 cm de long.  Pour la présenter au mieux, le catalogue de vente dit qu’il est possible de l’installer avantageusement sur une table de salon. Et, détail qui compte, d’après la photo, elle possède apparemment encore toutes ses dents.

Je dois avouer qu’en près de trente années de ventes napoléoniennes diverses et variées auxquelles j’ai pu assister, je n’avais jamais vu un objet aussi singulier et inattendu que celui-ci. Pourtant, depuis fort longtemps, les reliques curieuses ou bizarres n’ont pas manqué sous le marteau des commissaires-priseurs. Mais avec ce crâne, l’étonnement est à son comble, je peux bien le confesser avec un certain sourire.

Première curiosité : pourquoi Maitland et ensuite sa famille ont-ils conservé le crâne de cette chèvre ? Le fier marin y était-il particulièrement attaché ? Fut-elle en mer un attendrissant compagnon de solitude lors des grandes traversés ? Son lait était-il un nectar particulièrement savoureux ? On l’ignore, hélas. L’apparition de cette chèvre permet néanmoins de souligner l’importance pour la marine de guerre du bétail qui pouvait se retrouver à bord des navires. Tandis que les vaisseaux devaient parfois attendre de longues semaines avant de pouvoir se ravitailler, il était en effet fort utile d’embarquer des chèvres afin d’en recueillir leur lait frais et particulièrement nutritif. Du simple marin au capitaine, il était ainsi possible d’emmener avec soi cet animal nourricier, ce qui transformait souvent les navires en véritables ménageries flottantes si l’on ajoute les bœufs qui procuraient de la viande. À bord, les chèvres étaient plutôt libres de leurs mouvements, leurs dispositions naturelles faisant qu’elles ne perdaient jamais l’équilibre malgré l’incessant roulis. Elles avaient cependant la fâcheuse habitude de manger tout ce qu’elle trouvait sur leur chemin, ce qui irrita certainement plus d’un marin.

Deuxième interrogation : quel type de collectionneur a pu avoir envie de ce crâne ? Est-ce par pure passion napoléonienne ? Mais faudrait-il encore que l’on soit certain que Napoléon ait pu goûter au lait de cette chèvre. Aimait-il seulement ce lait ? Aucune source n’est venue nous le raconter. On sait cependant que sa mère lui en offrit à Ajaccio lors de son retour d’Egypte : « Mon fils, lui aurait-elle dit, je vous ai donné le lait de mon sein. Je n’ai plus à vous offrir que celui de ma chèvre ». On sait aussi que dans les derniers mois de sa vie, Napoléon refusa d’en boire disant à Hudson Lowe que l’on ne donne pas du lait de chèvre à un mourant. Enfin, il existe bien un fromage Napoléon mais il est fait de lait de… brebis. Rien ne peut donc vraiment relier Napoléon au lait de chèvre. Et malgré cela, il s’est trouvé un acheteur pour monter les enchères jusqu’à 5 000 £ (alors que l’estimation n’était que de 2 – 3 000 £), soit en euros avec les frais près de 8 000 euros. Oui vous avez bien lu, 8 000 euros !

Pour ce prix, l’acheteur possède désormais le crâne d’un singulier mais éphémère compagnon de Napoléon (il ne resta à bord du Bellerophon que trois petites semaines) qui bêla sûrement non loin de lui mais sans que l’on sache vraiment si elle lui offrit son lait. Il manquera également à cet acheteur une dernière information et pas des moindres : le petit nom de cette chèvre, si toutefois elle en eut un…

Pierre Branda, directeur scientifique de la Fondation Napoléon (novembre 2024)

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