Car si les attraits naturels endémiques de Sainte-Hélène sont nombreux, ce vieil immigrant fait tellement partie de la légende de l’île qu’aucun gouverneur de Sa Majesté ne souhaiterait être en poste au moment où il rendra son dernier soupir. Surtout : ne pas attacher son nom au souvenir de la mort de ce locataire du parc de Plantation House.
Beaucoup d’entre vous le savent, Jonathan est une tortue géante des Seychelles arrivée par bateau sur l’île il y a 136 ans. Les spécialistes pensent qu’il (car c’est un mâle) avait alors déjà atteint la cinquantaine, ce qui fait que ce vieux monsieur est aujourd’hui âgé de 180 à 190 ans. Autant qu’on puisse le savoir, il est l’animal le plus vieux du monde. Ce record se double même d’un autre : les tortues des Seychelles ne vivent en principe « que » 150 ans et celle-ci a déjà dépassé de presqu’un demi-siècle le temps qui lui était imparti sur terre.
Votre serviteur a pu rencontrer son vétérinaire, le docteur Joe Hollins, qui, comme le faisait le docteur O’Meara à l’attention de Sir Hudson pour un autre visiteur célèbre de Sainte-Hélène, nous a livré son dernier bulletin de santé. Nous pouvons donc vous révéler en quasi-exclusivité que Jonathan va bien pour une bête de son âge et ne souffre guère que d’une cataracte (que nul n’aura l’idée d’opérer) ; il a bon appétit et apprécie particulièrement les bananes qu’il gobe goulûment dans la main même de Joe. Pour le reste, s’il n’a plus ses jambes de vingt ans, ni même celles de ses cent ans, il poursuit inlassablement ses langoureuses promenades dans son parc-sanctuaire… dont il ne lui viendrait pas à l’idée de dépasser les limites, contrairement à l’empereur confiné à dix kilomètres de là, sur le plateau de Longwood. Et qu’on se rassure aussi sur son moral : il est excellent (là, on avoue qu’on ne sait pas comment le véto le sait).
Ajoutons que, depuis 1972, Jonathan a de la compagnie. Une première amie venue des Seychelles, Myrtle, a aussi arpenté les pelouses avec elle jusqu’à sa mort, en 2016. Elle avait été rejointe en 1991 par Frederika (qui s’est finalement avérée être…un mâle, aussitôt rebaptisé Frederik !) arrivée sur l’île dans un sous-marin de la Marine nationale à la fin des années 1960. Nos marins avaient pensé en faire leur mascotte avant de la trouver trop encombrante. Ils l’avaient confiée… aux Domaines français de Sainte-Hélène. Ceux-ci l’ont finalement offerte au gouverneur.
Depuis, deux autres spécimens – toujours provenant des Seychelles, prénommés David et Emma – ont rejoint les jardins de Plantation. Précision importante : bien que mâles et femelles jouent régulièrement aux jeux de l’amour (les voisins s’en plaignent…), ils ne peuvent féconder leurs œufs, le climat et le terrain étant défavorables.
Peut-être que dans ses moments de repos (qui sont nombreux), Jonathan ressasse-t-il ses vieux souvenirs. Et, bien sûr, en bonne tortue française (puisque des Seychelles), devenue avec le temps on ne peut plus british, il ressent alors une émotion particulière en se rappelant qu’un jour de 1947, il fut choyé par le roi George VI, la reine et leur fille, la princesse Elisabeth qui, comme reine, a récemment battu un autre record, celui du plus long règne de l’histoire du royaume. De quoi fendre une carapace, n’est-il pas ?
Thierry Lentz
Mai 2019
Thierry Lentz est historien et directeur de la Fondation Napoléon
Voir une vidéo de Jonathan (source : AFP ; durée : 2min09)