Une chronique de Thierry Lentz : Joseph Bonaparte était-il un ivrogne ?

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Lors d’un récent séjour à Madrid, j’ai été frappé de la vivacité d’une légende tenace : Joseph Bonaparte était, dit-on là-bas, un ivrogne.

Une chronique de Thierry Lentz : Joseph Bonaparte était-il un ivrogne ?
© Fondation Napoléon/Rebecca Young

Déplacé de Naples (où il avait été nommé roi en 1806) à Madrid par son frère, l’aîné des Bonaparte ne fut pas très bien accueilli par « son » peuple, c’est le moins qu’on puisse écrire.

Avant même d’avoir découvert sa capitale, en juin 1808, il fut surnommé el Rey intruso, « le roi intrus », expression qui est entrée dans la bibliographie traditionnelle espagnole puisqu’elle est même reprise dans le titre de certains livres. Ce fut le moins insultant des sobriquets dont on l’affubla, en attendant les caricatures en borgne, en diable, en satyre, en bossu obèse ou en « joli pendu ». On le qualifiera de « roi cornichon » (Bolo dans la langue de Cervantès, c’est-à-dire : imbécile), de « Joseph personne », de « Joseph hémorroïdes » ou de « Joseph le chauve ». Or, nous le savons, Joseph n’était pas un imbécile, il était certes dégarni mais pas borgne.

Mais ses surnoms les plus tenaces tourneront autour de l’accusation d’ivrognerie : Pepe botella (« Pépé la bouteille ») – et sa variante Rey botellas (« roi des bouteilles ») –, « Pépé la taverne », « Pépé Baril », ou encore le « roi de cœur » qui tient une coupe dans les jeux de cartes espagnols. Et même du côté des « napoléonistes » français, le soupçon est tout aussi vif. Signalons cependant que la même accusation avait été développée un siècle plus tôt contre Philippe V, petit-fils de Louis XIV, lui aussi monté sur le trône espagnol. Il faut croire qu’être mal-aimé outre-Pyrénées est assimilé à lever le coude !

Rencontrée pour la première fois dans un article de la Gazeta Ministerial de Sevilla du 30 septembre 1808, on donne diverses origines à cette demi-trouvaille contre Joseph, entre lesquelles il est difficile de trancher : la confiscation d’une cave dans une demeure princière par l’état-major royal ; l’étonnement populaire devant le nombre impressionnant de bouteilles que l’on évacuait du palais au lendemain des grandes réceptions ; un décret allégeant les droits sur les liqueurs. Quoi qu’il en soit, la rumeur était lancée et elle enfla, enfla, enfla… jusqu’à devenir argent comptant, jusqu’à nos jours donc. C’est ainsi que le Musée historique de Madrid, qui consacre deux belles salles aux événements de 1808, met en vente deux cartes postales significatives : l’une représente Joseph à genoux dans une bouteille et évitant de justesse de se noyer  dans l’alcool, l’autre le représentant chevauchant un cornichon.

Dans ses Mémoires, le général Bigarré témoigne : « On ne saurait croire combien cette odieuse caricature indisposa le peuple contre le nouveau roi. Dans les campagnes, il était impossible de détruire l’impression qu’elle avait faite, et dans les villes où le roi passait, les moines et les prêtres avaient l’impudence de soutenir à la populace – qui constatait qu’il n’était ni borgne ni idiot ni toujours entre deux vins- que ce n’était pas lui, et ces malheureux le croyaient. »

Pourtant, Joseph buvait très peu, comme le laisse entendre Bigarré et comme en témoignera plus tard un de ses amis américains, Charles Ingersoll, qui avait évidemment fait attention à sa consommation : « Je n’ai jamais connu quelqu’un, et j’ajouterai, pas même dans le sexe féminin, qui fût plus sobre en fait de boisson. Sa coutume était de ne prendre que fort peu de vin à chacun de ses deux repas, un peu de champagne coupé d’eau en non moins grande quantité. »

A la question initiale, la réponse est donc : non.

Thierry Lentz, directeur général de la Fondation Napoléon (avril 2024)

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