Une chronique de Thierry Lentz : le métier d’historien, la vérité ou la légende ?

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Dans L’homme qui tua Liberty Valance, célèbre film de John Ford, un journaliste livre sans pudeur sa conception du métier : « Si la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende ». C’est évidemment ce qu’un plumitif ne doit pas faire, et le fait que bien des membres de la confrérie l’ait oublié n’est pas le sujet de cette chronique.

Une chronique de Thierry Lentz : le métier d’historien, la vérité ou la légende ?
Thierry Lentz présente "Le Mémorial de Sainte-Hélène" d’Emmanuel de Las Cases (Perrin- La Fondation Napoléon) ,
Bibliothèque Médicis du 6 octobre 2017, présentée par Jean Pierre Elkabbash © DR

Entre ce peu délicat journaliste et l’histoire napoléonienne, il y a un point commun : quoi qu’écrivent et démontrent les historiens, le public des passionnés refuse parfois de croire la vérité historiquement démontrée (avec des documents et des sources primaires), parce qu’il préfère la légende. C’est son droit le plus absolu et c’est aussi ce qui crée en partie la passion napoléonienne. Mais, de son côté, l’historien ne doit pas s’éloigner de sa déontologie. En clair, il doit impérativement adopter la démarche contraire, d’où parfois une incompréhension avec son propre public qui s’effare que telle ou telle anecdote donnée pour vraie soit fausse.

Mes collègues Peter Hicks, François Houdecek, Chantal Prévot et moi par exemple avons fait l’expérience de cette incompréhension (heureusement minoritaire) lors de la publication du « manuscrit retrouvé » du Mémorial de Sainte-Hélène, aux éditions Perrin. Nous savions bien sûr que notre travail était de nature à bouleverser un pan de l’historiographie napoléonienne mais étions (raisonnablement) fiers de notre travail. Cette joie, un peu naïve avouons-le, dura une matinée, celle qui suivit la parution dans Le Figaro d’un grand article traitant de notre découverte. Le temps que les réseaux sociaux s’ébrouent. Sans parler d’un déferlement, nous eûmes droit à des courriels, des commentaires sur Facebook, un ou deux « gazouillis » (tweets) et à des reprises de l’information par plusieurs sites Internet. La vie étant pleine de surprise, nous passâmes d’un coup du rang d’historiens ayant (bien) fait leur travail à celui de « traîtres » à la cause napoléonienne, d’auteurs « en mal de publicité », d’amateurs de « scoop éditoriaux » et même d’inventeurs d’eau tiède puisque « tout le monde » savait depuis toujours que Las Cases avait arrangé les longues confidences de Napoléon prisonnier pour les besoins de sa publication. Un des ronchons de service nous accusa même d’être des « agents » de l’Angleterre diffusant un faux manuscrit visant à atténuer l’impact du Mémorial sur son siècle. Le temps de reprendre nos esprits… et il était déjà trop tard : nous avions lancé une « nouvelle affaire Napoléon » comme titra le site d’une revue historique ayant pignon sur rue, Historia, pour ne pas la nommer.

Nous n’avions aucune arrière-pensée (surtout pas « commerciale ») et aucune volonté de troubler un public, scrogneugneux compris, qui voudrait que la geste napoléonienne soit fixée pour toujours, avec interdiction d’y toucher sous peine d’excommunication. J’irai même plus loin en affirmant que nous considérions avoir fait notre « devoir » d’historien et que nous rendions un service à la connaissance de la fin de l’épisode napoléonien qui, quoi qu’il en soit, restera essentiel à la fondation de la France contemporaine. Heureusement, le succès de cette publication et les articles favorables qui ont suivi nous ont confortés dans notre décision de publier la vérité, tout en mettant la légende en perspective.

Que diront les mêmes lorsqu’en novembre prochain paraîtra le Journal de Sainte-Hélène du général Gourgaud, dans sa version intégrale inédite, manuscrit établi, présenté et annoté par notre ami Jacques Macé ? Cette édition absolument complète ne cachera rien de ce que le général a vu et entendu, à Longwood et ailleurs, y compris en rétablissant des passages dérangeants, voire scabreux, qui figurent tous sur le manuscrit. Une nouvelle occasion de ronchonner, sans doute, et, pour notre part, une nouvelle façon de démontrer que le métier d’historien n’est pas celui de journaliste.

Et puisque nous en sommes à donner des exemples de cette différence, nous vous proposons aussi de découvrir et de redécouvrir un article inspiré d’un historien du droit, Tony Sauvel, qui, dans une grande revue juridique, sous le titre « Le décret de Moscou mérite-t-il son nom ? », remet en cause une autre légende, pas moins voulue par Napoléon. En en lisant la substantifique moelle synthétisée pour vous, vous verrez que l’on peut mettre en doute que le décret d’organisation de la Comédie française ait été émis dans la capitale historique de la Russie. Il le fut plus probablement au retour de Napoléon à Paris. Sauvel s’appuie sur des archives peu contestables et sa démonstration est impeccable.

La vérité plutôt que la légende ? Sans aucun doute lorsqu’on fait de l’histoire… même si l’on ne peut nier que Napoléon, comme dit encore le journaliste de John Ford, représente, non moins historiquement, « le total de la vérité et de la légende ».

Thierry Lentz

Juin 2019

Thierry Lentz est historien et directeur de la Fondation Napoléon.

En complément :

> la fiche du livre Le Mémorial de Sainte-Hélène, nouvelle édition 2017, Perrin-Fondation Napoléon, sur napoleon.org

> un point sur le décret de Moscou et sur le Théâtre-français, accès direct sur napoleon.org

> l’article de Tony Sauvel, Le ‘décret de Moscou’ mérite-t-il son nom ?, à lire sur JSTOR (accès gratuit après création d’un compte sur le site)

Titre de revue :
inédit
Mois de publication :
juin
Année de publication :
2019
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