Une chronique de Thierry Lentz : « Profiter d’un événement national pour obtenir de meilleurs salaires : une pratique revendicatrice qui remonte (au moins) à Napoléon »

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Contrôleurs aériens, agents des transports, éboueurs, etc… l’approche des JO de Paris a mis en appétit certaines catégories professionnelles qui souhaitent en profiter pour obtenir des avantages financiers. Satisfaction leur a été donnée. On a justement rappelé à cette occasion que ça n’était pas la première fois que l’on assiste à ce que certains appellent un « chantage » et d’autres une « juste lutte ». On n’a pas oublié en effet la grève d’Air France en 1998 au moment de la Coupe du Monde de football, les mouvements sociaux précédant le championnat d’Europe de football en 2000 et autres occasions saisies. Cette « tradition » remonte loin dans l’histoire. Le Premier Empire nous en offre un exemple frappant, encore que le gouvernement napoléonien résolut la question à sa façon.

Une chronique de Thierry Lentz : « Profiter d’un événement national pour obtenir de meilleurs salaires : une pratique revendicatrice qui remonte (au moins) à Napoléon »
© Fondation Napoléon/Rebecca Young

Lorsque Napoléon épousa Marie-Louise, en avril 1810, il voulut la faire entrer dans Paris en passant sous l’Arc de Triomphe de la place de l’Étoile. Les travaux d’érection du monument avaient commencé en 1806 et n’allaient pas vite. Les fondations étaient certes creusées, mais les piliers s’élevaient à seulement 6,5 mètres du sol. Qu’à cela ne tienne, on débloqua 500 000 francs pour que l’architecte, Jean-François Chalgrin, crée un arc éphémère, fait de bois et de toiles peintes, qui donnerait l’impression du vrai. La réalisation fut confiée à Louis Laffitte, peintre et décorateur. Ses sous-traitants recrutèrent dans l’urgence 500 ouvriers, dont de nombreux charpentiers, catégorie professionnelle généralement remuante. Ils se mirent au travail le 6 mars 1810. L’entrée de Marie-Louise était prévue le 2 avril, autant dire qu’il n’y avait pas une seconde à perdre.

Les charpentiers en profitèrent pour négocier une augmentation de salaire. La grève étant interdite par l’article 415 du Code pénal (promulgué quelques semaines plus tôt), ils se contentèrent de maugréer, de retarder leur prise de poste et de dire que les 4 francs par jour proposés n’étaient pas chers payés. La grogne remonta jusqu’au ministre de l’Intérieur, Montalivet, qui entendit les revendications. Le tarif journalier monta à 9 francs puis 18 francs, soit plus de quatre fois le tarif habituel. Le 17 mars, un tragique accident eut lieu : un échafaudage s’effondra, faisant un mort et six blessés parmi les charpentiers. Cette « corporation » gronda derechef, exigeant cette fois un tarif journalier de 24 francs !

C’en était trop, et Chalgrin se tourna vers le préfet de Police Dubois pour en sortir. Celui-ci employa les grands moyens. Il dépêcha sur place l’inspecteur général Veyrat, qui n’était pas réputé pour sa douceur et sa patience. Celui-ci se transporta à l’Étoile et ne vint pas seul : 24 officiers de paix et une centaine de dragons l’accompagnaient. Les ouvriers furent encerclés par la troupe sur le chantier, et Veyrat leur donna lecture d’un arrêté-proclamation de Dubois : la négociation était terminée, le travail ne devait subir aucun retard et, par conséquent, tout le monde était réquisitionné. Ceux qui ne se remettraient pas à la tâche seraient arrêtés avant d’être renvoyés dans leur région d’origine avec interdiction de revenir un jour travailler dans la capitale. Six charpentiers s’entêtèrent, furent appréhendés sur le champ et, comme promis, renvoyés dans leur province. Quant aux autres, on leur annonça en sus que le tarif journalier repassait à… 4 francs. La « grève » était finie et les protestataires n’avaient finalement rien gagné du tout.

L’empereur en personne fut informé de la situation et malgré la volonté de certains de vouloir sanctionner d’avantage les fauteurs de trouble, il laissa la tension retomber. Il ne fallait ni gâcher la fête ni réanimer le mécontentement. Notons qu’à peu près à la même époque, on avait pendu en Angleterre plusieurs dizaines d’ouvriers du textile « briseurs de machines » qui protestaient contre la mécanisation de leur activité.

Avec leurs 4 francs par jour, les ouvriers de l’Arc se remirent au travail avec ardeur, si l’on en croit les rapports de police. Le monument factice fut achevé dans les temps et Marie-Louise put y passer lors de son entrée dans Paris, direction le Louvre pour son mariage religieux. On avait décroché la veille du sommet de l’édifice un bouquet de fleurs qu’y avaient placé les charpentiers, barré des mots : « Les charpentiers à l’Empereur ». Sans rancune, en quelque sorte.

Thierry Lentz, directeur général de la Fondation Napoléon (juin 2024)

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