Une chronique de Thierry Lentz : un exemple de modèle économique « de résilience » sous Napoléon

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Le président de la République a récemment averti que nous allions vers un « modèle économique et social » de résilience. En d’autres termes, vers une économie de pénurie à laquelle il faudra apporter des solutions, sauf à se priver de beaucoup de choses. Toutes choses égales par ailleurs, c’est un peu ce à quoi a dû faire face la France napoléonienne, à la suite de la perte de ses colonies et des difficultés d’approvisionnement consécutives aux décrets sur le Blocus continental. Dans de très nombreux domaines, chimistes, industriels, scientifiques de toutes spécialités et, bien sûr, agronomes ont tenté et parfois réussi à proposer des produits de substitution ou plus économiques, avec le soutien du gouvernement.

Une chronique de Thierry Lentz : un exemple de modèle économique « de résilience » sous Napoléon
© Fondation Napoléon/Rebecca Young

L’exemple le plus connu, mais il n’est pas unique, est celui des productions de substitution aux denrées coloniales. Pour pallier les difficultés d’approvisionnement, le gouvernement napoléonien soutint des tentatives d’acclimater certaines plantations en métropole et le développement d’ersatz. L’expérience la plus célèbre, parce que la plus réussie, fut l’industrialisation de la production d’un sucre issu de la betterave blanche.

Mis au point à la fin du XVIIIe siècle par les chimistes berlinois Andreas Maggraf (1747) puis Frédéric-Charles Achard (1786), le procédé d’extraction fut industrialisé par l’homme d’affaires touche-à-tout Benjamin Delessert, dans une usine sise à Passy, aux portes de Paris. Les techniques anciennes furent perfectionnées par un autodidacte génial, Jean-Baptiste Quéruel, aidé par le pharmacien de l’Empereur, Nicolas Deyeux. Une fois la production lancée et les premiers succès obtenus, Napoléon se rendit sur place, le 2 janvier 1812. Il fut si satisfait de ce qu’il vit et goûta, qu’il fit de la production de ce sucre de substitution une affaire d’État. Après avoir accordé sur sa cassette une semaine de paie aux ouvriers et nommé Delessert dans la Légion d’honneur (il le fera baron en septembre suivant), il signa le décret du 15 janvier 1812 organisant le développement de la culture de la betterave blanche et des manufactures capables de la transformer. Son but était que la France puisse se passer à court terme du sucre de canne et que son remplaçant puisse être produit à des coûts comparables. Une grille de répartition des surfaces, des subventions et des facilités administratives étaient prévues. L’opération fut un demi-succès : à la chute de l’Empire, 50 000 hectares sur les 100 000 prévus étaient cultivés et 200 distilleries produisaient 2 à 300 tonnes de sucre de betterave, à comparer aux 9 à 10 000 tonnes autrefois produites aux Antilles. On était loin d’une totale substitution, mais elle était en cours.

Napoléon Ier décorant Benjamin Delessert de sa propre Légion d'honneur. Image d'Épinal. Source : queruel.canalblog.com
Napoléon Ier décorant Benjamin Delessert de sa propre Légion d’honneur. Image d’Épinal. Source : queruel.canalblog.com

D’autres procédés de remplacement des produits coloniaux furent encouragés, comme : l’industrialisation d’un procédé de torréfaction de la chicorée, connu depuis des siècles, pour remplacer le café (1806) ; le pastel (dont on extrait l’indigo) dans les régions d’Albi et de Toulouse puis en Alsace et en Côte d’Or, à partir de 1811 ; le développement dans toute la France de la gaude (pour la teinture jaune) et de la garance (pour le rouge). Une tentative d’implanter le coton en Corse échoua. On tenta encore de relancer les mûriers (pour le vers à soie) présents en Touraine depuis Louis XI : l’expérience napoléonienne ne fut pas un échec total, avec un peu plus de 5 000 tonnes de cocon produites chaque année, représentant la moitié des besoins.

À l’inverse, alors que la culture libre du tabac couvrait largement une demande annuelle d’environ 15 000 tonnes, le rétablissement du monopole de transformation par l’État, qui avait été aboli en 1789 (décret du 29 décembre 1810), provoqua une chute de la production (9 000 t en 1812, 7 400 t en 1813) et la réduction du nombre de manufactures, qui passèrent de 450 établissements privés à une douzaine d’établissements publics en trois ans. Le budget de l’État y gagna une trentaine de millions de francs. Napoléon était lui-même consommateur de tabac : il prisait mais ne fumait pas, pour ne pas s’adonner à un plaisir « dont l’habitude n’était bonne qu’à désennuyer les fainéants », dit-il un jour à son valet de chambre… ce qui ne fait guère plaisir au rédacteur de cette chronique.

Quoi qu’il en soit, les exemples historiques montrent ici que « l’économie de la résilience » est une histoire ancienne, à laquelle nous avons été soumis à de nombreux moments. En d’autres termes, comme aimait à le dire notre regretté ami Jacques Jourquin, l’histoire n’est pas le passé !

Thierry Lentz

Mars 2022

Thierry Lentz est directeur général de la Fondation Napoléon.

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