Une chronique d’Élodie Lefort – Quand les œuvres d’art nous recadrent…

Auteur(s) : LEFORT Élodie
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Il arrive souvent que les œuvres nous surprennent. On pense les connaître par cœur pour les avoir vues à de nombreuses reprises et, dans le cadre de mon travail, pour avoir eu la chance de les manipuler et de les scruter avec attention lors de la préparation d’expositions. Parfois, grâce à l’inspection d’un œil expert, celui d’un restaurateur ou d’un restauratrice spécialisé(e), il arrive de faire une découverte sur l’une de ces œuvres qu’on croyait transparentes. Pour ceux qui nous suivent sur les réseaux sociaux, vous avez peut-être pu regarder la vidéo où l’on voit Audrey Legeay, restauratrice de cuir-métal, révéler la présence d’un tiroir secret dans le nécessaire d’hygiène dentaire de Napoléon Ier (INV 286). En effet, sous l’un des plateaux en acajou qui conservent les instruments dont des rugines et des cautères, se cachait un petit compartiment coulissant qui permettait probablement de conserver d’autres outils ou, qui sait, quelques secrets de l’Empereur…

Une chronique d’Élodie Lefort – Quand les œuvres d’art nous recadrent…
© Fondation Napoléon/Rebecca Young

Aujourd’hui, je souhaite vous parler d’une peinture de la collection que j’affectionne beaucoup : La bataille de Marengo par Swebach-Desfontaines (INV 764). Comme son nom l’indique, cette œuvre représente la célèbre bataille de la deuxième campagne d’Italie. Elle se déroule le 14 juin 1800 à proximité de la ville de Marengo dans le Piémont. Le sujet de l’œuvre est relégué en arrière-plan ; on y distingue le champ de bataille et les combats qui opposent l’armée de Bonaparte à celle des Impériaux. Au premier plan, le peintre a choisi de représenter davantage la vie quotidienne de l’armée napoléonienne. Ainsi, à gauche, c’est un convoi d’artillerie et de ravitaillement qui se met en marche pour rejoindre les troupes. À droite de la composition, on reconnaît davantage les militaires, avec une troupe de dragons filant au galop. Légèrement décentré, sur un cheval qui se cabre, Bonaparte semble donner des ordres à son état-major et pointer du doigt le champ de bataille.

Détail de La bataille de marengo de Swebach-Desfontaines centré sur Bonaparte avec en arrière-plan le champ de bataille © Fondation Napoléon
Détail de La bataille de Marengo de Swebach-Desfontaines centré sur Bonaparte avec en arrière-plan le champ de bataille © Fondation Napoléon

L’ensemble transcrit bien l’effervescence que pouvait être une armée en marche : tout est en mouvement. On entendrait presque le brouhaha ambiant entre les chiens qui courent entre les chevaux, les différents groupes de personnages qui discutent et le bruit des sabots de chevaux qui s’élancent. Tout est renseigné avec force détails. Même la signature de l’artiste a une position originale : elle est placée sur la devanture d’une auberge, comme si son nom devenait ainsi celui de l’hôtellerie.

Détail de La bataille de Marengo de Swebach-Desfontaines : la signature de l'artiste © Fondation Napoléon
Détail de La bataille de Marengo de Swebach-Desfontaines : la signature de l’artiste © Fondation Napoléon

Aujourd’hui, ce n’est pas pour vous présenter cette peinture que j’ai souhaité rédiger cette chronique, mais davantage pour vous parler de son accessoire : son cadre. À la faveur de la venue d’une restauratrice, Céline Girault, spécialiste de la restauration-conservation des cadres, je lui ai présenté cette œuvre. Lors de son examen attentif, elle m’a fait remarquer la présence d’une estampille au revers du cadre sur la partie latérale sénestre. On peut clairement y lire en caractère d’imprimerie : C. INFROIT. Elle m’a expliqué alors qu’il s’agit d’une famille d’encadreurs du XVIIIe et XIXe siècle, qui a réalisé de très beaux cadres. Leur production est un gage de qualité et confirme donc qu’il est contemporain de la peinture. Revenons sur cette famille Infroit, qui étaient-ils ?

Tout commence sous l’Ancien Régime. Étienne-Louis Infroit (1720-1794) est un menuisier qui se spécialise petit à petit dans la sculpture. Sous le règne de Louis XVI, il connait un grand succès qui lui permet d’être reçu à l’Académie de Saint-Luc en 1759. Fondée en 1391, elle correspond à un regroupement des maîtres peintres et sculpteurs de Paris. Parmi ces membres, on compte quelques grands noms comme Claude-Joseph Vernet, Charles Le Brun ou encore Jean Siméon Chardin. Avec la fin des corporations en 1776, l’Académie de Saint-Luc se fond dans l’Académie royale de peinture et de sculpture. À la fin de sa carrière, à partir de 1768 et jusqu’en 1774, Étienne-Louis Infroit se spécialise dans la création de cadres, en bois doré principalement. Grâce à sa double casquette de menuisier et de sculpteur, il pouvait construire des cadres (partie menuiserie) et les décorer (partie sculpture). La qualité de sa production en fait l’encadreur le plus réputé de Paris. Ses créations sont diverses, avec des formes et des combinaisons différentes. Chaque cadre est réalisé en fonction de l’œuvre qu’il reçoit afin qu’elle s’adapte aussi bien à l’esthétique qu’aux dimensions de la peinture pour l’y enchâsser parfaitement.

Étienne-Louis a deux fils à qui il transmet sa passion pour les cadres : Louis-Claude (1760-1838) et Claude Infroit (1764-1813). Ils suivent les traces de leur père en devenant respectivement peintre doreur et menuisier sculpteur. Les frères produisent de beaux cadres à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Le parcours de Claude Infroit est un peu plus connu : il est reçu maître menuisier en 1777 et place des estampilles sur ses créations.

Estampille de Claude Infroit au revers la Bataille de Marengo de Swebach-Desfontaines © Fondation Napoléon
Estampille de Claude Infroit au revers La bataille de Marengo de Swebach-Desfontaines © Fondation Napoléon
Estampille de Claude Infroit au revers la Bataille de Marengo de Swebach-Desfontaines © Fondation Napoléon
Estampille de Claude Infroit repassée au rouge, au revers La bataille de Marengo de Swebach-Desfontaines © Fondation Napoléon

En matière de décoration de cadre, le début du XIXe siècle suit la mode néo-classique déjà très en vogue sous Louis XVI. Les motifs sont assez simples et répétitifs, comme des frises. Dans celui de la Bataille de Marengo, il s’agit de deux frises ; l’une dite rais-de-cœur accompagnée de dards à proximité directe de la peinture et l’autre, perlée dans la moulure. L’ensemble du cadre est doré et comporte un cartel sur sa partie inférieure qui indique le nom de l’auteur de la peinture : « Swebach ». La période de production de Claude Infroit coïncide à la réalisation de cette huile sur panneau. Il est donc plus que probable qu’il s’agisse du cadre d’origine.

La bataille de Marengo par Swebach-Desfontaines © Fondation Napoléon
La bataille de Marengo par Swebach-Desfontaines © Fondation Napoléon

Aujourd’hui, sur le marché de l’art, les cadres de la famille Infroit ne sont pas nombreux, et sont gages de sérieux et de préciosité de l’œuvre. Parfois vendus seuls, sans peinture, ils peuvent s’envoler à des prix assez conséquents. Ainsi, la présence de cette estampille au revers du cadre de la peinture nous prouve que l’œuvre à admirer n’est pas simplement la peinture, mais l’ensemble qu’elle forme avec son cadre, telle une poupée gigogne.

Élodie Lefort
Septembre 2022

Élodie Lefort est responsable des collections de la Fondation Napoléon.

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