Une chronique d’Élodie Lefort : « Voyage en terre inconnue sur l’île de Sainte-Hélène » (témoignage)

Auteur(s) : LEFORT Élodie
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Marcher dans les pas de Napoléon Bonaparte sur l’île de Sainte-Hélène est encore une expérience rare qu’il est donné à peu de monde de réaliser. Je viens d’entrer dans ce cercle de privilégiés, avec ma collègue Chantal Prévot, responsable des bibliothèques à la Fondation Napoléon. Si faire aujourd’hui le voyage jusqu’à Sainte-Hélène et vivre quelques jours sur cette île perdue au milieu de l’océan Atlantique n’est guère comparable aux 5 ans 6 mois et 20 jours que Napoléon y a passé, il y a plus de 200 ans, certains ressentis restent toutefois les mêmes.

Une chronique d’Élodie Lefort : « Voyage en terre inconnue sur l’île de Sainte-Hélène » (témoignage)
© Fondation Napoléon/Rebecca Young

Malgré l’ouverture d’un aéroport il y a quelques années, se rendre sur l’île demeure un long voyage puisqu’une étape est encore nécessaire, pour le moment à Johannesburg, quand on vient de France. Si le temps de voyage ne se compte plus en semaines, il faut tout de même plus de quinze heures de vol pour y arriver. L’arrivée en avion est probablement tout aussi impressionnante qu’en bateau, il y a deux siècles : petit à petit, l’île se découvre à travers les nuages ; la proximité des roches rouges et des versants abrupts est presque inquiétante. Lorsque l’avion pose ses roues sur le tarmac, les passagers retiennent leur souffle jusqu’à l’arrêt complet de l’appareil, car la piste se termine par une falaise se jetant dans la mer (heureusement, je l’ai appris à la sortie de l’avion).

Une fois arrivé à Jamestown, on déambule dans l’unique rue de la seule ville de l’île. Le climat y est souvent doux et la proximité de la mer offre une fenêtre sur l’horizon. Ce doux aspect est cependant contrarié par les deux falaises hautes et brunes qui l’entourent. Le tableau devient moins idyllique encore quand on regarde vers l’intérieur de l’île, précisément là où se trouve le plateau de Longwood. Même si le ciel est bleu à Jamestown, la brume ainsi que de gros nuages gris obscurcissent souvent les hauteurs. Avant même d’avoir pu explorer la demeure de Napoléon, un sentiment balançant entre l’excitation et l’inquiétude me gagne. Que vais-je découvrir là-haut ?

Après une vingtaine de minutes en voiture, on arrive sur le plateau de Longwood. Aujourd’hui, de nombreuses maisons entourent celles de Napoléon. Au XIXe siècle, elle était seule à dominer le plateau : l’isolement était donc complet. Pendant notre séjour, nous avons connu presque tous les changements climatiques que subit ordinairement le plateau. Après une journée passée sous un soleil radieux, surgissent des nuages gris et imposants avant que ne s’installe le brouillard et la bruine qui finissent par s’imposer. Unique constante, le vent. Toujours présent, parfois assourdissant, parfois simple brise, il chasse les nuages autant qu’il en ramène de nouveaux. Incarnation du paysage, il est omniprésent, se fait entendre même lorsque l’on est à l’intérieur de la maison. L’humidité et son odeur s’insinuent aussi partout.

Au temps de Napoléon, les impressions devaient être plus désagréables encore tant le bâtiment était moins isolé. L’eau suintait parfois des murs, jusqu’à en décoller les papiers peints, qu’il fallait alors remplacer. Dans quelques pièces, afin de contrer ce problème, un tissu en percale blanc a été tendu sur les murs grâce à des tringles. L’idée était de Marchand qui avait prévu trois jeux de tissus dans le but de les changer, les laver dès qu’ils seraient auréolés par l’humidité. Aujourd’hui, un tissu est toujours présent sur les murs de la chambre de Napoléon, mais nul besoin de les changer aussi régulièrement. Lorsque l’Empereur déchu y vivait, une autre odeur circulait dans la maison : celle des rats et de leurs excréments. On comprend aisément à quel point ils pouvaient proliférer dans cet espace. Tout ceci participe à une sensation d’isolement, voire d’angoisse, qui se propage lorsque l’on est à Longwood House.

En revanche, la luminosité est toujours la même quelles que soient les conditions climatiques : une lumière blanche s’insinue dans des pièces exiguës et très sombres. Il est donc facile d’imaginer le besoin qu’avait Napoléon de s’évader et de passer du temps dans ses jardins, spécialement lorsqu’il a su que son exil serait définitif à partir de la fin de 1819. Les jardins de Longwood, surtout quand la brume n’envahit pas les parterres, sont la touche de couleurs, presque l’âme de la maison : ils sont une pièce à part entière de la maison et permettent de s’ouvrir vers l’extérieur, de respirer. Il n’est donc pas étonnant que Napoléon y ait fait installer une cloche pour signifier le début quotidien des travaux aux jardins. Tout le monde devait y participer, à sa manière.

Le contraste est d’autant plus saisissant avec la maison des Briars, l’autre demeure où Napoléon a séjourné. Les jardins sont tout autant luxuriants. Aussi présent, l’isolement y est différent. Si celui de Longwood House est subi, celui des Briars peut être considéré comme une protection, un écrin dans lequel on se sent en sécurité. Même si les espaces étaient restreints et que Napoléon, Marchand et Ali ne vivaient que dans une seule pièce, les deux mois passés aux Briars correspondent à une période heureuse, de repos lors du séjour hélénien de Napoléon. Cela se ressent encore aujourd’hui, lorsque l’on passe le porche de ce pavillon.

Par certains aspects, aller jusqu’à Sainte-Hélène c’est aussi un voyage dans le temps, où celui-ci semble s’étirer. L’attente d’un avion qui vole une fois par semaine. Heureux hasard pour certains, expérience plus douloureuse pour d’autres, il se trouve que l’avion qui devait nous ramener jusqu’en Afrique du Sud n’a pas pu décoller. À l’heure où j’écris ce texte, nous ne connaissons pas avec certitude la date de notre retour (nous sommes déjà à quatre jours de retard). Il faut donc patienter, attendre. Si cet « exil » est certes plus doux comparé à celui de Napoléon, le même sentiment d’éloignement du monde se propage en nous. Tel Montholon regardant autrefois l’horizon depuis le kiosque chinois des jardins de Longwood House, guettant et saluant les navires à l’approche de l’île, comme autant de possibilités de liens avec un monde désormais si lointain, les images du chaos de l’actualité brûlante semblent irréelles.

À l’ère de la communication instantanée, de la consommation de tout (et parfois de rien), ce séjour permet de se recentrer. Même si les conditions de communication se sont améliorées sur l’île, l’écriture d’une carte postale apparait comme un passage obligatoire, tout en ignorant combien de temps elle mettra à arriver jusqu’à destination, probablement bien longtemps après notre retour. C’est aussi ce moment, où l’on réfléchit aux souvenirs que l’on pourrait rapporter à nos proches, des immortelles glanées lors de randonnées, des coquillages ou du sable de Sandy Bay, ou encore des plumes des oiseaux qui nous paraissent si exotiques comparés aux pigeons parisiens.

Au fond, voyager de nos jours à Sainte-Hélène permet avant tout de revenir à l’essentiel.

Élodie Lefort, responsable des collections de la Fondation Napoléon (10 octobre 2023)

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