Je ne crois pas faire injure à un enfant de huit ans en disant qu’il a besoin d’incarnation. Les rapports qu’il entretient au temps ne sont pas les mêmes que les nôtres. Le passé comme la mort lui sont étranges, voire étrangers. L’histoire, pour lui, ce sont des histoires. Comment rendre ce qui n’est plus, ce qui ne sera plus jamais, concret et tangible ? Comment entrer dans l’histoire ? Je n’ai rien de particulier contre les inspecteurs généraux de l’Éducation nationale, mais enfin comment se fait-il qu’ils veuillent à toute force faire des enfants des adultes comme eux, relativistes, adeptes inconditionnels de la pratique du doute. C’est très bien d’exercer son esprit critique, mais encore faut-il apprendre quelque chose, avoir des repères, une première grille de lecture qui, n’en déplaise à certains, ne peut être autrement que chronologique. Cela s’appelle bêtement l’apprentissage du temps. Lorsqu’un membre du Conseil supérieur des programmes, président de la Ligue de l’enseignement, barbiche et lunettes en écaille, nous explique très doctement qu’à sept ou huit ans, en début de cycle 3 dit « de consolidation », les faits n’ont déjà plus beaucoup d’importance et qu’un enfant doit d’abord pouvoir développer ses capacités d’ « abstraction » et de « choix », c’est se foutre du monde. On cite Edgar Morin, on parle d’ « interrelation », d’ « interdisciplinarité ». J’ai l’oreille fine mais à aucun moment je n’ai entendu le mot « connaître ». D’aucuns traitent les inspecteurs généraux d’idéologues. Ce ne sont pas des idéologues, on s’en fiche d’ailleurs qu’ils soient de droite ou de gauche, ce sont des autistes, des égocentriques et des prétentieux, avec en prime cette manie de vouloir obliger le passé à lécher les bottes du présent. A croire qu’ils ont absolument oublié que, eux aussi, ont été des enfants. Comme s’ils ne représentaient rien qu’eux-mêmes et cherchaient désespérément à asseoir leur propre légitimité d’éducateurs sur le dos de ceux qu’ils prétendant construire. C’est à Baudelaire qu’ils devraient penser : « Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, l’univers est égal à son vaste appétit. Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes […] ».
À Baudelaire ou à Valéry Larbaud qui, lui, savait qu’un enfant peut voir un visage dans les veines de pierre d’une cheminée lorsqu’il attend son professeur de piano.
Il y a la méthode, mais il y a aussi les contenus. Je ne voudrais pas faire des généralités de mon expérience personnelle mais je me souviens avoir autrefois surpris ma fille, qui était alors en cinquième et n’est pas plus bête qu’une autre, en train de bachoter les empires du Mali au Moyen Âge (cycle « Connaissance de l’Afrique »). Très bien. Je lui avais demandé si elle savait qui était Clovis, qui étaient les Capétiens, ce qu’est la Sainte-Chapelle, ce qu’était un chevalier, un prévôt des marchands. Je me suis gardé de lui parler de grands feudataires et d’hommes liges ! Silence de mort. Bref, on a les déserts qu’on peut mais ça commence à bien faire. Ce n’est pas forcément drôle, mais nous avons besoin de lieux, de dates, de noms. Reste à savoir comment les aborder. Que les enseignants traitent par exemple Louis XIV de roi absolutiste, qu’ils lui reprochent d’avoir profané les tombes de Port-Royal, supprimé l’édit de Nantes, surchargé ses sujets d’impôts ou qu’ils louent le grand roi bâtisseur pour son génie du goût français et de la gloire, au fond, cela m’est égal, pourvu qu’ils le fassent vivre. Pourvu qu’on sente circuler le sang des morts. Si les biographes longtemps tenus pour d’improbables maîtres Jacques par le monde universitaire connaissent aujourd’hui le succès que l’on sait, ce n’est certainement pas par hasard. Ne pourrait-on pas se servir en partie de ces nouvelles approches en primaire et même au collège ? Bien sûr, il y aura toujours de l’arbitraire dans les choix. Il ne s’agit pas non plus de construire avec des individus un quelconque roman national, mais de considérer que pour des enfants certaines individualités peuvent donner à comprendre mieux que d’autres l’époque dans laquelle ils ont vécu. Comme la bonne clé qui ouvrirait la bonne porte. C’est aller du singulier au général, c’est apprendre, c’est comprendre.
J’ai un infini respect pour les enseignants. Ils font de leur mieux, et pour beaucoup très bien. Mais, bigre, on ne les aide pas.
Emmanuel de Waresquiel est directeur d’études à l’École pratique des hautes études et membre du jury des prix et bourses de la Fondation Napoléon.
Cette chronique est extraite de son dernier ouvrage Le temps de s’en apercevoir, publié aux éditions L’iconoclaste. Nous remercions l’éditeur et l’auteur de nous avoir autorisé cette publication.
mise en ligne sur napoleon.org en octobre 2018