Une chronique d’Éric Anceau : du nouveau sur le front de la guerre de Crimée

Auteur(s) : ANCEAU Eric
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La guerre de Crimée qui s’est déroulée de 1853 à 1856, marque le retour de la France sur l’avant-scène militaire et diplomatique de l’Europe après un long effacement depuis 1815 – hors les épisodes de la campagne d’Espagne et de la guerre d’indépendance grecque dans les années vingt. Le Congrès de Paris qui la clôt et qui se déroule dans le bâtiment flambant neuf du Quai d’Orsay, inauguré seulement quelques mois plus tôt, lave en partie l’humiliation du Congrès de Vienne.

Une chronique d’Éric Anceau : du nouveau sur le front de la guerre de Crimée
Éric Anceau (Source : Twitter.com)

Cette guerre était cependant sous-évaluée par l’historiographie française, pour de multiples raisons, à commencer par l’opprobre dont le Second Empire a souffert pendant longtemps dans notre pays. En 1995, un ouvrage d’Alain Gouttman est venu réparer cette injustice, mais il était très marqué par l’histoire-bataille et n’a pas fait d’émule. Ce retard français était d’autant plus regrettable que les historiens étrangers, et en particulier anglo-saxons, ont investi depuis longtemps ce sujet aussi bien par des monographies générales (Orlando Figes, 2010) qu’en investissant de nouveaux champs de recherche en mettant souvent en exergue la belle figure de Florence Nightingale et son équipe d’infirmières à l’hôpital de Scutari : la santé et le corps (Jane Shuter, 2003), le genre (Helen Rappaport, 2007), les représentations (Stefanie Markovits, 2009).

Cependant, la guerre de Crimée représente beaucoup plus encore. Elle mérite tout notre intérêt car elle constitue, avec la guerre d’Italie (1859), la guerre de Sécession (1861-1865) et les trois guerres menées par la Prusse sous Bismarck (1863-1871), un tournant majeur dans l’histoire militaire. Elle marque la transition entre les guerres de la Révolution et de l’Empire, qui sont encore très empreintes des conflits d’Ancien Régime même si elles apportent déjà une forme de modernité (recours à la conscription, importance des corps d’armée, rôle inédit de l’imaginaire national) et la Première Guerre mondiale caractérisée par un engagement total des États.

Par certains côtés, la guerre de Crimée est déjà, elle-même, une guerre mondiale. Loin de se limiter aux rives de la mer Noire, cette guerre que l’on appelait à l’époque la guerre d’Orient, touche l’Europe orientale, l’Asie et même le Pacifique.

Elle est aussi une guerre moderne avec ses innovations techniques (navires cuirassés à vapeur, fusils à canon rayé, obus explosifs, tranchées), logistiques (utilisation du chemin de fer et du télégraphe) et diplomatiques (établissement du concert des nations et naissance du droit maritime international).

C’est de cette guerre également que l’on peut dater l’établissement du lien devenu ensuite consubstantiel entre l’État, l’armée et la nation. Le Second Empire adopte en 1855 une loi qui met fin au système du tirage au sort et oblige ceux qui échappent à la conscription à payer une exonération à l’État. Les veuves et les orphelins se voient verser une pension. Des monuments aux morts sont construits à travers la France, dans des proportions encore jamais atteintes. Le militaire, depuis le commandant en chef, le maréchal de Saint-Arnaud jusqu’au simple soldat est héroïsé et l’ennemi diabolisé à grande échelle. Le lien entre l’État, l’armée et la nation est magnifié lors de la fête de l’empereur, le 15 août, comme lors des festivités qui suivent la prise de Sebastopol. L’implication des populations passe aussi par les communiqués officiels, les reportages photographiques et la médiatisation des cartes représentant les théâtres d’opération et les mouvements de troupes. Le gouvernement surveille enfin de près les fluctuations de l’opinion publique. Des phénomènes semblables se produisent, à des degrés divers, chez tous les autres belligérants : Royaume-Uni, Empire russe, royaume de Piémont et Empire ottoman. Or le comparatisme fait souvent défaut dans les travaux sur cette guerre, prisonniers des cloisonnements historiographiques nationaux. Manque aussi la dimension transnationale. À titre d’exemple, on s’est  trop peu intéressé aux trajectoires des combattants qui ont servi dans une armée étrangère, voire qui ont changé de camp au milieu du conflit.

La guerre de Crimée est donc une guerre mondiale, une guerre moderne et une guerre qui marque un jalon important de la transition vers la guerre totale. C’est pour toutes ces raisons que Marie-Pierre Rey, Jean-François Figeac et moi-même lui avons consacré un colloque les 7, 8 et 9 novembre derniers à la Sorbonne et au Musée de l’Armée. Il a réuni 36 intervenants venant de 11 pays différents (France, Angleterre, Turquie, Russie, Italie, Pologne, Roumanie, Ukraine, Belgique, Maroc et Tunisie) qui ont exploré huit domaines : le concert des nations, la mutation des pratiques diplomatiques, une nouvelle façon de faire la guerre, guerre et santé, entre le front et l’arrière, la mobilisation des opinions publiques, représentations et images de la guerre, la guerre dans la mémoire collective. Les actes de ce colloque qui a rassemblé près de 200 participants et qui a suscité de riches débats seront publiés dans le courant de l’année 2020.

Éric Anceau

Janvier 2020

Éric Anceau est historien et maître de conférences à l’université Sorbonne Université, où il enseigne l’histoire du XIXe siècle et l’histoire des pouvoirs, de l’action publique et des sociétés en France et en Europe à l’époque contemporain. Il est notamment membre statutaire de l’unité mixte de recherche (UMR) Sorbonne-Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe (SIRICE).

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