Une chronique d’Étienne Crosnier : Napoléon III et l’Exposition universelle de 1855

Auteur(s) : CROSNIER Étienne
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Le 15 mai dernier, la première Exposition Universelle en France fêtait son 165e anniversaire. Quatre ans après l’initiative du voisin et néanmoins rival anglais, cet événement contribua à propulser les nations occidentales dans le monde des techniques modernes, par l’audace des inventions proposées, l’engouement des investisseurs et des fabricants, et l’affluence d’un public varié. Les finances publiques, elles, suivirent allègrement le rythme des festivités.

Une chronique d’Étienne Crosnier : Napoléon III et l’Exposition universelle de 1855
Étienne Crosnier © DR

Le premier président dans l’histoire de la République française, Louis-Napoléon Bonaparte, rêvait de laisser son empreinte dans un Paris déjà couvert de monuments à la gloire de son oncle – moins connu, à cette époque, pour être aussi un bâtisseur de premier ordre. Bien vu dans l’Angleterre victorienne où il avait séjourné dix ans plus tôt, Louis-Napoléon se rendit à Londres en 1851 pour assister à la première exposition internationale jamais réalisée, The Great Exhibition of the Works of Industry of all Nations. Aux premières loges, il dut s’incliner devant le succès phénoménal de cette manifestation : un million de visiteurs pour cinq millions de bénéfice !

Séduit par un tel projet, aussi prestigieux que lucratif, soucieux d’éblouir les monarques européens à l’affût, le tout jeune empereur décida de relever le gant. Dès 1853, il signa une série de décrets en faveur d’une exposition universelle à la française, puis, pour concurrencer le Crystal Palace de l’architecte Paxton, posa lui-même la première pierre d’un édifice monumental, dont il était le fervent promoteur : l’imposant Palais de l’Industrie et des Beaux-Arts.

 Exposition universelle de Paris, 1855, Palais de l'Industrie, vue de la nef 1855 Anonyme © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) - Hervé Lewandowski
Exposition universelle de Paris, 1855, Palais de l’Industrie, vue de la nef 1855 Anonyme © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) – Hervé Lewandowski

Avec une façade longue de 208 m, ornée d’un portique en arc de triomphe ouvrant sur une grande nef centrale et percée de 408 fenêtres, ce Palais en fer et en verre s’étendait sur plus de deux hectares. Son architecture métallique, surplombée d’une immense verrière, s’inscrivait dans le style imposant de nombreux édifices français érigés au cours du XIXe siècle : le palais Brongniart, la gare du Nord, l‘Opéra Garnier, ou encore la gare d‘Orsay.

En l’espace de six mois, 24 000 exposants (plus de la moitié étant français), issus de trente-quatre pays, et six millions de visiteurs se bousculèrent à l’intérieur du bâtiment. Sous la verrière, ce fut le crunch d’alors, la revanche France-Angleterre de 1851. Côté gaulois, voici l’imprimerie, l’argenterie, la photographie, la verrerie et différents cordages ; côté british, place à la chapellerie, la porcelaine, les étoffes, la laine, ou encore les cristaux.

Mais le must de l’Exposition revint aux inventeurs, français et anglais d’abord : en tête des attractions, le percolateur hydrostatique (du Français Loysel de Santais), ancêtre de la machine à expresso, et la tondeuse à gazon (de l’Anglais Budding). Puis le procédé photographique des négatifs au collodion (ex æquo le Français Le Gray et l’Anglais Archer), la machine à coudre, le télégraphe électrique, le nouveau modèle de biberon, le saxophone du Belge Sax et les pianos des facteurs Erard et Pleyel, rivalisant de sonorités parfaites. À l’époque, on n’arrêtait déjà plus le progrès !

Face à l’afflux des visiteurs, le Palais fut cependant jugé trop étroit et les Beaux-Arts furent installés dans un palais de l’avenue Montaigne. Les meilleurs paysagistes français y côtoyèrent les aquarellistes anglais, ainsi que des sculpteurs et lithograveurs. Un certain Charles Baudelaire, critique d’art, y rédigea même des articles sur les beautés picturales d’Ingres et de Delacroix, formant un précieux chapitre des Curiosités esthétiques de 1868.

Exposition universelle de 1855 à Paris. Galerie de l'annexe. Jean Baptiste Arnout © RMN-Grand Palais - Agence Bulloz
Exposition universelle de 1855 à Paris. Galerie de l’annexe. Jean Baptiste Arnout © RMN-Grand Palais – Agence Bulloz

Le Palais fut également relié à la rotonde dite du « Panorama », elle-même prolongée vers la « Galerie des Machines » (1 200 m de long sur 17 m de haut). Le long des quais de Seine, cet édifice abrita les engins les plus révolutionnaires : locomotives surpuissantes, bateaux à vapeur des chantiers de La Ciotat, moteurs hydrauliques, hélices, turbines, ventilateurs, marteaux à vapeur, moissonneuses, semeuses, faucheuses, souffleries, chaudières bruyantes – de quoi créer une saine émulation et attirer du monde.

Le jour de la clôture de l’Exposition, les organisateurs mirent le paquet : 40 000 invités pour un buffet froid, arrosé des meilleurs crus régionaux, et une remise de médailles par Napoléon III himself, sous les harmonies fantastiques d’un orchestre dirigé par notre génie national, Hector Berlioz – que l’Angleterre, évidemment, nous enviait.

Bref, on ne se regardait pas vraiment en chien de faïence des deux côtés de la Manche. D’autant que l’Empereur et la Reine Victoria guerroyaient de concert en Crimée contre l’expansionniste russe Nicolas Ier (qui avait décliné bien sûr l’invitation parisienne). Les deux monarques fêtèrent même ensemble la prise de Sébastopol du 11 septembre !

De leur côté, les industriels français n’avaient qu’une envie : prospérer. Cette première Exposition universelle à Paris leur offrit une galerie commerciale incomparable et inestimable. En retour, Napoléon III comptait sur eux pour équiper ses armées, fortifier la présence française dans ses colonies et imposer la marque de fabrique nationale dans les régions les plus éloignées.

Exposition universelle de 1855 serre-bijoux de la maison Fossey, André-Adolphe-Eugène Disdéri (atelier de) © RMN-Grand Palais (domaine de Compiègne) - René-Gabriel Ojéda
Exposition universelle de 1855 serre-bijoux de la maison Fossey, André-Adolphe-Eugène Disdéri (atelier de) © RMN-Grand Palais (domaine de Compiègne) – René-Gabriel Ojéda

Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. L’Empereur avait vu grand et prouvé qu’il était l’égal des grands. Pourtant, il se murmurait déjà dans Paris que, sous le Second Empire, « l’argent coulait à flots ». Avec un déficit de huit millions de francs, la France était en effet bien loin du profit réalisé quatre ans plus tôt par la « perfide Albion »…

La faute à plusieurs dépenses incontrôlées : extensions de surfaces, réception et visite des monarques (la reine Victoria, le roi du Portugal…), nombreux tarifs réduits (ouvriers, élèves, étudiants) ou gratuits (soldats, invalides de guerre), et aussi « fantaisies » personnelles de l’empereur, notamment la commande d’un service de cent couverts fabriqués avec le procédé Ruolz (alliage de cuivre, de nickel et d’argent) pour la modique somme de huit cent mille francs. Jusqu’en 1867, dernière Exposition universelle sous le Second Empire, la démesure impériale allait ainsi juguler tout effort de réalisme économique.

Que reste-t-il aujourd’hui de l’Exposition universelle de 1855 ? Un groupe de statues en bronze, « La France couronnant de lauriers l’Art et l’Industrie », transféré au parc de Saint-Cloud ; et quelques structures métalliques du Palais de l’Industrie, reléguées dans l’église Notre-Dame-du-Travail (14e arrondissement). Mais les audaces des inventeurs, les Curiosités de ce cher Baudelaire et plusieurs photographies nous rappellent qu’au début du Second Empire, un parfum de Belle Époque flottait déjà dans l’air parisien, qui nous poursuit encore aujourd’hui.

Statues en bronze « La France couronnant de lauriers l’Art et l’Industrie », transférées du palais de l'Industrie de 1855 au parc de Saint-Cloud en 1900 ©e-monumen.net
Statues en bronze « La France couronnant de lauriers l’Art et l’Industrie », transférées du palais de l’Industrie de 1855 au parc de Saint-Cloud en 1900 ©e-monumen.net

 

Étienne Crosnier, juin 2020

Étienne Crosnier est journaliste, de formation en Lettres modernes.

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